Sur le même sujet

A lire aussi

Le jour où tout bascula

Après Conquistadors, La Bataille d’Occident, Congo, Tristesse de la terre, Éric Vuillard poursuit avec 14 Juillet une éblouissante exploration des dessous, des bas-côtés de l’Histoire officielle. S’emportant dans une réussite éclatante, sa fiction convoque dans une langue bondissante les centaines de « vies minuscules » des petites gens qui ont assiégé la Bastille, acte souvent considéré comme inaugural, déclenchant la Révolution française. 14 Juillet restera comme l’un des plus beaux monuments dédiés au peuple, à cette foule d’anonymes qui se souleva et fraya le visage d’une autre France, la fin de l’Ancien Régime. L’oreille collée aux battements infimes, aux plus petits gestes insurrectionnels, l’auteur ausculte de l’intérieur l’émergence imprévue du peuple sur la scène de l’Histoire.
Eric Vuillard
14 Juillet
Après Conquistadors, La Bataille d’Occident, Congo, Tristesse de la terre, Éric Vuillard poursuit avec 14 Juillet une éblouissante exploration des dessous, des bas-côtés de l’Histoire officielle. S’emportant dans une réussite éclatante, sa fiction convoque dans une langue bondissante les centaines de « vies minuscules » des petites gens qui ont assiégé la Bastille, acte souvent considéré comme inaugural, déclenchant la Révolution française. 14 Juillet restera comme l’un des plus beaux monuments dédiés au peuple, à cette foule d’anonymes qui se souleva et fraya le visage d’une autre France, la fin de l’Ancien Régime. L’oreille collée aux battements infimes, aux plus petits gestes insurrectionnels, l’auteur ausculte de l’intérieur l’émergence imprévue du peuple sur la scène de l’Histoire.

Au fil de deux cent pages au rythme enlevé, l’auteur dépeint autant qu’il décrit comment, à partir de quelles misères, de quelles douleurs, de quelles humiliations, une révolution qui changea le cours de nos vies se mit en branle, comment elle explosa comme à tâtons, à la fois dans l’improvisation de la colère et de la famine et dans la détermination de ceux qui refusent l’insupportable. Dans cette fresque bouillonnante, où la langue exulte autant que l’insurrection, Éric Vuillard donne voix, redonne vie, à ces corps relégués dans l’oubli, qui changèrent le monde, il exhume les noms, les prénoms, les métiers, tirant de l’ombre les acteurs qui mirent le feu aux poudres. Au plus loin d’une Histoire épique, héroïque, vue comme impulsée par des grands hommes providentiels, au plus loin des noms scellés dans le marbre – Robespierre, Danton, Marat –, c’est à partir des véritables acteurs, des petites mains qui s’emparèrent des canons, pénétrèrent dans la forteresse, payant un lourd tribut de morts, que l’écrivain tisse sa toile.

Brossant, dans les chapitres d’ouverture, le tableau d’une France au bord de la banqueroute, affaiblie par les dépenses somptuaires d’une monarchie qui vit ses dernières heures, décrivant la famine qui tenaille le peuple, Éric Vuillard laisse éclater de nombreux parallèles entre 1789 et notre présent. Sans distance ni recul, au gré d’une descente dans la matière de cette journée qui mit le temps hors de ses gonds, des résonances, des correspondances se mettent en place avec notre époque (endettement, quasi-faillite des États, monstrueuses inégalités sociales, déliquescence des structures dirigeantes…). En raison d’un faisceau de ressemblances, le passé à la lisière de la Révolution éclaire notre présent, notre nouvel Ancien Régime. Le regard braqué sur les signes annonçant la fin de la monarchie absolue, le romancier plante le terreau sociopolitique, la débâcle économique, le despotisme monarchique, la frivolité de la cour, qui favorisèrent le déclenchement de ce qui deviendra la Révolution. Depuis longtemps, le feu couve, la faille creuse la logique amollie d’un pouvoir entrant dans son crépuscule. Mais, si toutes les conditions sont réunies pour un soulèvement, nul ne sait dire quand et où celui-ci éclatera, ni la forme qu’il prendra. Avant le 14 juillet victorieux, il y eut le massacre des émeutiers du 27 avril. Sous la date officielle du grand basculement, l’auteur déterre l’avant-commencement, le saccage de la Folie-Titon, somptueuse demeure appartenant à JeanBaptiste Réveillon, propriétaire d’une manufacture royale. Quand Réveillon annonce une baisse des salaires à ses ouvriers, alors que les ventres crient famine, que les enfants meurent dans les chaumières, le désespoir se change en fureur, en soif de justice.

Jamais  un romancier n’aura rendu un tel hommage aux mille et un gestes qui, s’enchaînant dans l’aléatoire, aboutirent à une insurrection victorieuse au terme de laquelle les déshérités, les muselés, montèrent de l’inexistence à l’existence, transformant une multitude éparse en un peuple constituant. Rarement on aura saisi ainsi l’élan collectif à sa source. Ce n’est pas le peuple dans son abstraction qui est tiré de l’ombre, mais des individualités, des subjectivités dont Vuillard dresse de fabuleux portraits, réveillant les prénoms, les noms dans un carrousel de listes qui redonne chair aux sans visage. Remontant jusqu’au dernier nom archivé, il s’aventure dans le corps d’une langue qu’il réveille de son assoupissement. Le désir de rendre vie aux émeutiers et aux insurgés bute sur le néant des noms enfuis, surtout ceux des femmes qui firent cette journée, dont seule une poignée de prénoms surnage. La fiction ne fait œuvre qu’à partir du dernier nom après lequel la liste des acteurs bascule dans le néant. Tirant de la fosse commune, repêchant dans les archives les sans nom qui tombèrent sous les tirs des canons, qui périrent sur l’échafaud, dans les prisons, l’écrivain leur rend justice. Dans une veine proche de Pierre Michon, de ses « vies minuscules », les humbles, les offensés, les laissés-pour-compte comparaissent.

Il y a ceux qui écrivent l’Histoire, retranchés dans leur bibliothèque, ceux qui la modèlent sous un souffle impérial, ceux qui, s’en faisant les orateurs illuminés, pavent la voie des manuels officiels. Mais il y a ceux qui, n’en pouvant plus de leur vie misérable, mirent la main à la pâte, ceux à qui on déniait le droit à l’existence et qui formèrent un collectif bigarré pour se réapproprier ce dont on les avait spoliés. Ce sont eux, « Amaussip, marchand de bestiaux, né à Saint-Front-de-Périgueux […], Béchan, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier, venu du Jura, Bezou, dont on ne sait rien, Bizot, charpentier […] Bravo, menuisier, Buisson, tonnelier, Cassard, tapissier, Delâtre, buraliste, Defruit, forgeron, Demay, maçon, Delore, limonadier », qui ouvrirent un temps rompant avec celui du mépris.

« Ce fut une grande guerre de gestes et de mots. La foule mouvante, expressive, lançait des pierres et des vieux chapeaux. Ça faisait un horrible tintamarre, jurements. Les soldats, l’ordre qu’ils représentaient, étaient traités de tous les noms : culs-crottés, savates de tripières, pots d’urine, bouches-àbecs, louffes-à-merde, boutanches-à-merde, et toutes les choses-à-merde, et toutes les couleurs-à-merde, merdes rouges, merdes bleues, merdes jaunilles. »

On ne joue pas impunément avec la pauvreté, l’oppression du peuple. Vient un jour où, dans un phénomène de boule de neige, la rage des uns se métamorphosant en rébellion rencontre les privations des autres, lesquelles se muent en mutinerie. Sans l’assurance d’une victoire, la conjonction d’une myriade de petits affluents accouche du fleuve Révolution. Jusqu’ici, les puissants de la terre ont fait rouler les dés. Le 14 juillet, les mains du peuple relancent les dés dans une autre direction. Tout vacille, même si les acteurs ne savent pas vraiment ce qui arrive, ce qu’ils déclenchent. La ville de Paris s’embrase, charge, défait la Bastille. La joie, la griserie de cette journée qui brisa le calendrier des peuples en deux, sont palpables dans une langue imagée, portée par un style jubilatoire au diapason de la liesse du 14 juillet. Si l’on parla d’un jour caniculaire, il s’agissait autant d’une chaleur météorologique que d’une ébullition dans les esprits échaudés par l’injustice.

L’écriture véloce suit le mouvement de la fabuleuse effervescence d’un peuple déterminé à briser ce qui le brise, à épouser la cause de la liberté, quitte à tutoyer la mort. Rares sont les écrivains à pouvoir, comme Éric Vuillard, porter le verbe au point où il soulève des matières, la pâte même du réel, et pas seulement des images. Tirer de l’oubli, ramener à la mémoire collective ceux qui ont compté pour rien, s’accompagne d’un semblable mouvement de la langue : une torsion par laquelle les mots refoulés, écartés, perdus, se voient extraits de l’oubli, arrachés à l’amnésie. Dans 14 Juillet, les mots se dressent en même temps que les corps. Les anciens termes rares ou argotiques sont l'objet d’une fabuleuse résurrection. En se tenant au plus près de la spontanéité de citoyens en colère, Éric Vuillard allume chez le lecteur le désir de soulever une constellation de révolutions. La richesse lexicale, la beauté vive et sans apprêt du style, font sortir de terre, des poches trouées du peuple, la révolution, au moins ses prémisses. « On ne sait ce que peut un corps », énonçait Spinoza. On ne sait ce que peut un corps collectif en marche, qui passe des larmes aux armes. Le livre refermé, une évidence nous transit : rien n’est plus incompréhensible que le fait qu’aujourd’hui les bastilles qui nous étouffent ne soient prises d’assaut et renversées.

[ Extrait ]

« On devrait, lorsque le cœur nous soulève, lorsque l’ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Élysées dérisoires, là où les derniers liens achèvent de pourrir, et chouraver les maroquins, chatouiller les huissiers, mordre les pieds de chaise, et chercher, la nuit, sous les cuirasses, la lumière comme un souvenir »

Éric Vuillard, 14 Juillet, p. 200.

 

Signalons la parution du premier roman, brillant et ambitieux, de Thierry Froger, Sauve qui peut (la révolution), Actes Sud (439 p., 22 €).

Véronique Bergen

Vous aimerez aussi