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Leiris au jour le jour

Article publié dans le n°1234 (19 mars 2021) de Quinzaines

Compagnon de route des surréalistes jusqu’en 1939, ami de Picasso, Éluard, Bataille, Masson et de nombreux intellectuels et artistes du XXe siècle, Michel Leiris (1901-1990) fut le témoin privilégié d’un siècle bouleversé autant par l’Histoire que par de multiples révolutions esthétiques. La publication de son Journal éclaire les différentes matrices de son œuvre, partagée entre ethnologie, passion de l’art, exercice d’analyse de soi, et tentative littéraire toujours marquée des sceaux du soupçon et de l’échec.
Michel Leiris
Journal 1922-1989
Compagnon de route des surréalistes jusqu’en 1939, ami de Picasso, Éluard, Bataille, Masson et de nombreux intellectuels et artistes du XXe siècle, Michel Leiris (1901-1990) fut le témoin privilégié d’un siècle bouleversé autant par l’Histoire que par de multiples révolutions esthétiques. La publication de son Journal éclaire les différentes matrices de son œuvre, partagée entre ethnologie, passion de l’art, exercice d’analyse de soi, et tentative littéraire toujours marquée des sceaux du soupçon et de l’échec.

À la fois écrivain, poète, critique d’art, mais aussi ethnologue (auteur de L’Afrique fantôme en 1934), et l’un des fondateurs du Collège de sociologie, Michel Leiris fut tout autant curieux de lui-même qu’ouvert au spectacle des autres. Il a marqué le genre autobiographique par une tentative radicale d’auto-analyse et de confession intime dans L’Âge d’homme, d’abord paru en 1939 avant d’être réédité en 1946, augmenté d’une préface qui fit date : De la littérature considérée comme une tauromachie. Il y affirme son dédain des afféteries habituelles de la littérature, assimilée à des « grâces vaines de ballerine », et sa recherche d’une pratique du langage qui soit un acte véritable, authentique et risqué, mettant en jeu l’identité même de l’auteur. Cette tentative de sincérité totale, où l’écrivain se met à nu sous le regard du lecteur, mobilise une audace qui n’est pas transgressive, mais constitue la condition même d’un accès à la vérité. Celle-ci peut être saisie, sur le vif, dans son journal qu’il rédigea de 1922 à 1989. À la fois livre de souvenirs vécus et cahier de réflexions plus générales, il obéit à une logique strictement diariste, scandée par la succession des dates. D’abord émiettée et intermittente, l’écriture très vite gagne en ampleur, dans les années vingt et trente ; elle se tarit progressivement en revanche dans les dernières décennies, minée par la maladie, la solitude, et la conscience de sa vanité. 

Ce journal n’est pas un miroir complaisant que s’offrirait à lui-même l’écrivain. Il est un lieu de débat avec soi-même pour une conscience tourmentée, avide de se connaître, mais aussi de se juger et de s’évaluer. Le « qui suis-je » habituel de l’autobiographe est bien souvent remplacé par une appréciation morale. Le registre constant est celui de la dépréciation, de la déception dans le constat d’une banalité sans recours : « J’ai très peu de courage, mais suffisamment de sens moral pour me rendre compte de toutes mes lâchetés. Pas assez d’intelligence pour être véritablement un homme supérieur, mais suffisamment toutefois pour ne pas m’abuser sur mon compte, et pour tirer vanité du fait que je ne suis pas ma dupe », écrit-il en 1929. Leiris est le moraliste de lui-même, employant son intelligence et ses capacités d’analyse pour mieux mettre à bas toute vanité personnelle, et opérant un démontage systématique de l’image sociale qu’il peut donner de lui-même. Rousseau tentait de restaurer une image de soi ternie par le contexte social. Sartre à la fin des Mots se définira comme « un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Leiris pousse cette autodéchéance jusqu’à l’horreur indignée d’être soi : « Vivre avec l’idée d’une supercherie fondamentale »

Très au fait des travaux de la psychanalyse, mais s’en méfiant tout de même (« hostilité contre la psychanalyse, qui m’a coupé tout ressort mythologique » -1934), Leiris accorde une très grande place à l’amour et à la sexualité, qu’il pressent comme le ressort le plus profond de soi. Comparant l’esprit de famille au racisme (« dégoût que j’ai de ceux pour qui les liens du sang passent avant tout » - 1946 –), il affiche son mépris du mariage, contraire à la pulsion du désir : « le bordel et le mariage bourgeois se conditionnent réciproquement » (1929). Il confesse très souvent ses faiblesses érotiques, et jusqu’à un état de presque impuissance, pallié depuis toujours par l’onanisme. D’où une relation très contradictoire avec son épouse Zette, dont il a impérieusement besoin en tant que témoin de ce qu’il est, mais qu’il récuse comme objet de désir. En arrière-plan, se dessine bien souvent une haine de la figure maternelle : « Ma mère c’est ma mort, c’est le deuil de mon père, mon propre deuil » (1933). On pressent que s’est jouée douloureusement, en ce point, l’incapacité amoureuse de Leiris : « Haine de ma mère… Pourquoi – jamais – n’ai-je été réellement amoureux ? » (1934). L’amour est donc une expérience renouvelée de l’absence : « L’amour comme signe d’un manque, d’un vide, d’une nostalgie. Il suppose l’abîme, dont il est souhaitable qu’on ne le comble jamais. Creuser. » (1933) 

Le contrepoint de ce constat de déchéance est une grande générosité de regard sur tout ce que Leiris peut observer et ressentir face au spectacle du monde. On retrouve la formation d’ethnologue de l’auteur de L’Afrique fantôme dans l’équilibre entre l’observation précise et analytique, et la tentative d’explication rationnelle, ou hypothétique, dont elle s’accompagne. Tout aiguise sa curiosité sensible, une scène de rue tout autant que la découverte de la Hollande au cours d’un voyage, en 1959. Il rédige alors l’équivalent d’une fiche ethnographique, énumérant les traits de ce pays : « caractère exotique, colonial », « sa haute civilisation »« importance de la musique », « réalisme authentique des peintres », « gentillesse des gens », etc. Loin de céder à un enchantement « touristique », il transforme ses impressions en matière à réflexion. D’autant que les grandes scansions historiques et les événements majeurs de l’époque trouvent dans ce journal de larges échos. Ceux de la Seconde Guerre mondiale sont ici insistants, à partir de la fin des années trente. Qu’il s’agisse de la psychose de la guerre à venir, de la perception des discours de Hitler, de la débâcle, des exécutions de prisonniers et des bombardements, les développements de Leiris font de lui un chroniqueur de son temps. Son long témoignage sur la libération de Paris constitue un document de premier plan, et d’une grande précision, pour les historiens. En revanche, et curieusement, le Journal ne fait pas mention du Manifeste des 121, qui prônait l’insoumission dans la guerre d’Algérie, et que Michel Leiris fut un des premiers à signer (ce qui lui valut un blâme administratif de la direction générale du CNRS. qui l’employait comme maître de recherche en ethnologie). 

Toute sa vie, Leiris a consigné ses rêves, parfois en longues séquences narratives, avec un scrupule presque scientifique, en tout cas une attention qui montre quelles révélations sur lui-même il pouvait en attendre. Il a ainsi incorporé à son travail d’écriture le « récit de rêves » qu’avaient mis à la mode les surréalistes, dans la continuité des théories freudiennes. Beaucoup de ses rêves mettent en scène des personnes et événements qu’il a connus, insérés dans un scénario qu’il retrace avec un scrupule extrême. La minutie de la transcription narrative n’a d’égal que le désir, affiché, de trouver chaque fois la clé, ou l’origine, de ces expansions oniriques régulières, qui forment comme la trame d’une seconde vie, doublant l’existence diurne. L’érotisme y côtoie une obsession de la mort, qui accompagne aussi Leiris dans toutes ses réflexions lucides. Le rêve dans lequel il doit « être fusillé », en 1944, ne fait que prolonger le désir de suicide dont il avait rêvé dix ans plus tôt, en 1934, et préfigure la véritable tentative de suicide qu’il évoque en 1957. C’est par rapport à cette hantise de la mort que sa réflexion sur sa vie et son art oscille durant toute son existence. Tôt convaincu que « la poésie n’est qu’une longue lutte contre la mort (qu’on tâche de connaître, avec l’idée qu’on acquerra ainsi un moyen de la dominer) » (1929), il concèdera trente-trois ans plus tard : « La littérature a été essentiellement pour moi, sinon une compensation, un refuge et, parfois, un alibi » (1982). Elle est de toute manière vouée à l’effacement par la mort, qui est une irrémédiable désappropriation : « Mourir, c’est voir – ou plutôt ne pas voir – biffé d’un trait de plume tout ce qu’on croyait avoir vécu » (1977).

Ce Journal est par nécessité un exercice de connaissance et de questionnement des pouvoirs de la littérature. L’interrogation revient sans cesse, caractéristique d’une génération qui a vécu les tragédies des deux guerres mondiales, et connu les bouleversements de la psychanalyse et de toutes les sciences humaines. Que vaut la littérature ? Et même : à quoi bon écrire ? Leiris s’affronte en permanence à sa mauvaise conscience (croire à l’écriture, comme un alibi pour mieux se fuir), dans une lucidité cruelle qui le renvoie à sa condition précaire : « La ligne à écrire, à la fois horizon que je dois fixer, corde raide sur laquelle il me faudra marcher et câble à quoi m’agripper pour ne pas me noyer » (1976). Pareillement, la poésie n’est pas sublimation ou transfiguration, mais rythme spasmodique qui arrache provisoirement au néant dans lequel elle puise : « La poésie comme pompe aspirante et refoulante : d’un même mouvement, puiser au fond de soi l’angoisse et l’expulser » (1977). Il y a du Cioran dans cette désespérance affichée, et cette volonté d’humilier ce à quoi l’on s’adonne malgré tout. Mais si l’auteur du Précis de décomposition s’en sort par le flamboiement désespéré du style, Leiris ne s’accorde pas ce triomphe dans l’agencement des mots. Son écriture est une des plus simples qui soient, sans artifice, avec une rigueur qui s’accorde à l’impératif moral d’une sincérité sans faille.

Et c’est précisément lorsqu’il abandonne ce projet moral, qu’il ne parle pas de lui-même, mais se fait spectateur ou auditeur d’autrui, que ses textes gagnent une grâce poétique et véritablement inspirée. L’écriture alors n’est plus recourbée vers sa source, mais aimantée par la beauté. Sortant du dialogue épuisant avec sa propre image, il se montre d’une extrême sensibilité à tout ce qui advient. Les notes et remarques abondent sur le surréalisme, les peintres et écoles picturales, comme les différents spectacles qu’il a pu voir. Parlant de la Revue nègre à laquelle il a assisté, il évoque un « spectacle admirable », très supérieur à celui donné par Joséphine Baker au Théâtre des Champs-Élysées : « Aucun esthète ne semble s’en être mêlé ; tout y est bien plus pur et naïf » (1929). Quant à la peinture, deux noms s’imposent à lui dans la création contemporaine : Picasso et Francis Bacon. Il admire chez le premier l’« alternance de l’extrême luxuriance et de la confondante simplicité, de la douceur et de la violence », tout autant que l’audace d’avoir « introduit le comique dans le ‘’grand art’’ », et l’imbrication ultime de l’artiste et de son œuvre : « Impossible de dire si c’est lui qui vit pour et dans la peinture, ou la peinture qui vit en lui et s’incarne le plus naturellement du monde dans ce qui lui est familier » (1963). Dans les dernières décennies, c’est le nom de Francis Bacon qui s’impose ; l’artiste anglais, qui a réalisé de Michel Leiris de saisissants portraits, est vanté pour son réalisme (en rupture totale avec ce que l’époque exigeait) : ses tableaux « semblent conçus à l’image de la vie : de même que dans celle-ci les moments pleins (où l’aventure se noue) tranchent sur la platitude du train quotidien, les fonds – telles des eaux calmes – laissent, ici et là, place à des foyers où la peinture se fait virulente ». Autrement dit, et dans un registre musical et mallarméen : « La toile a ses parties brûlantes ou, peut-être, en langue jazz ses parties hot opposées à un ensemble cool, celles où se lancent les dés par rapport au reste qui n’est que neutralité identique du gouffre » (1981). Ce sont là des bonheurs critiques où s’équilibrent comme rarement capacité d’analyse et invention poétique.

Daniel Bergez

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