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Vers l’invisible

Exploration des ténèbres, « L’Écorce terrestre » propose par un effort de perception de percer la nuit pour qu’un monde se recompose dans les failles de lumière.
Jean-Pierre Chambon
L’Écorce terrestre
Exploration des ténèbres, « L’Écorce terrestre » propose par un effort de perception de percer la nuit pour qu’un monde se recompose dans les failles de lumière.

Après un passage par le récit et la prose poétique[1], les vers s’imposent le plus souvent dans ce nouvel ouvrage de Jean-Pierre Chambon. Le dessin de couverture pourrait évoquer une planète ou le cœur d’une fleur, mais ne serait-ce pas un œil, iris et pupille ? L’Écorce terrestre commence par « Spéculation sur la perte de la lumière », avant de mentionner une « greffe de la cornée » : au cœur du livre, l’œil. De l’« écorce terrestre » au tournesol et à la méduse, il subit de nombreuses métamorphoses. Merleau-Ponty expliquait que « toute l’affaire est de comprendre que nos yeux de chair sont déjà beaucoup plus que des récepteurs pour les couleurs, les lumières et les lignes : des computeurs du monde[2] ». De la vue à la vision, quand l’œil se trouble, le perçu et l’imaginaire se mêlent.

Le poète ici s’efforce de voir à travers « ce voile / opaque posé / en travers de l’étendue ». On perçoit l’espoir créateur d’énergie féconde dans les interrogations pour cerner les disparitions : nuages, corbeaux, flocons… Autant de réalités porteuses d’un sens autre que celui qui paraît : « ces corps obscurs », interrogés avec obstination, sont voués à soulever autre chose qu’eux-mêmes.

Ce qui nous échappe et ne se fixe pas dans l’assertion, se disperse dans un questionnement renouvelé au lyrisme accru : 

Quelle merveille
infiniment remémorée hante
cette éternelle nuit
et du poinçon
de quel ineffable effroi
est-elle frappée –
quelle ombre de joie
virevolte
au-dessus de ce bloc
d’images hermétiques ? 

Dans la deuxième section, « La cendre, l’écume », c’est « la mer » qui « a presque fermé sa paupière ». La nuit vient, une « barque aveugle » part « à la dérive ». Un homme nage au loin vers le rivage. La lumière se réduit à des « lueurs », à des « scintillements » et « reflets ». L’épopée déroule sur la planète des forces qui se croisent et laisseront leur empreinte : gravure ou poème de douleur, on en lit les traces noires des morsures comme sur le bois ou le métal.

« Œil de méduse » approche ces réalités perçues : le mythe rejoint la perception. L’ange « aux ailes brisées » a plongé dans la mer.

L’eau pure a le goût de l’invisible.

Se déploient les visions, guidées par « [l]’espérance de l’horizon », comme si fusionnaient le perçu et la quintessence du temps. Le « vieil Homère » aveugle, Méduse, « hologramme de l’effroi », et le cyclope aveuglé ont généré « [l]e germe du visible ». Analogies de formes, plans temporels qui se confondent, le poème, sur un fil au-dessus de la mer, d’où vient toute vie, contemple les monstres, « vieux démons » échappés du passé.

Puis viennent les « Champs de tournesols, embrasements et ténèbres ». Un tournis gagne l’œil et le corps bousculé par « ces halos bleuâtres expulsés du nuage natal », comme si le soleil, multiplié, vigoureux, avait posé dans les champs ses avatars végétaux vertigineux, « comme les embryons d’autres mondes encore chancelants ». Le champ de tournesols devient armée vivante de « cyclopes » soumis au vent :

Versant calciné du songe
de la lumière

Le poème se fait déploration, ce qui reste ne tient plus : 

demeurent seulement des traces
sans signification
des fragments qui ne pourront
plus être raccordés 

à rien

Pourtant, quelque chose subsiste dans ce territoire dévasté : « Le nom dans la pierre ». Présence humaine révélée par une inscription :

Couché sur la pierre, un nom, comme une frappe de foudre qui différerait indéfiniment l’instant de son fracas.

La pierre garde ce nom, l’entaille reste :

Il semble qu’un corps écrit dans la pierre étouffe encore un cri.

Paradoxale, elle garde autant qu’elle expose l’indicible apparence de la vie.

Une dernière partie, « Bonhomme de neige s’effondrant », allie l’enfance aux thèmes que le livre aborde constamment : les phases de la disparition, l’amuïssement. On revient aux « tâtonnements aveugles », comme s’il était possible de voir avec les mains.

Alors, peut-être, pourra-t-on « réengendrer la pensée du commencement / le balbutiement / de la première syllabe blanche ». Mais à l’heure où l’on « [s’]enfonce / dans la neige obscure » et où « peu à peu / les mots disparaissent sous la neige », nous lisons ici, sur « les feuilles à venir », les lettres noires du poème.

[1]. Jean-Pierre Chambon, Zélia, Al Manar, 2016.
[2]. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Gallimard, 1964.

Isabelle Lévesque

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