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Je suis tombé l’autre jour à la librairie de l’Atelier (Paris) sur un petit livre de Nicolas Berdiaeff, dont le titre est L’homme et la machine, une conférence qui date de 1933 et qui m’a ramené à des années en arrière, quand tout jeune homme je lisais ce philosophe russe, né en 1874 à Kiev et mort à Clamart en 1948.
Nicolas Berdiaeff
L’homme et la machine
(R&N)
Je suis tombé l’autre jour à la librairie de l’Atelier (Paris) sur un petit livre de Nicolas Berdiaeff, dont le titre est L’homme et la machine, une conférence qui date de 1933 et qui m’a ramené à des années en arrière, quand tout jeune homme je lisais ce philosophe russe, né en 1874 à Kiev et mort à Clamart en 1948.

1933 est évidemment une année charnière qui correspond en Allemagne à l’accession au pouvoir d’Hitler et des nazis. La Société des Nations est entre deux eaux et ne sait pas encore qu’elle va basculer vers le pire. Toutefois Berdiaeff, exilé en France depuis 1924, essaie de penser la technique, ou plutôt de dialectiser le rapport que l’Homme entretient avec la technique. Sa thèse, relativement optimiste, continue, à l’ère de l’anthropocène, de nous interroger.

Pour lui, nous serions devant le paradoxe suivant : s’il n’y a pas de culture sans technique, l’apogée de la technique amorce le déclin de la culture. Il s’agirait par conséquent de réfléchir autrement la relation culture et technique, mais également culture et nature. En effet, le drame peut-être de la technique est qu’elle distingue l’organisme (le vivant) de l’organisation (l’activité) et par là même crée un ordre nouveau : celui dans lequel nous sommes, et non plus celui qui régissait le cosmos de Dante qui avait pour centre la Terre, et au centre duquel dans les profondeurs mystérieuses de la vie naturelle somnolaient des énergies demeurées jusque-là impénétrables… « L’homme, écrit Berdiaeff, a vécu d’abord sous la dépendance végéto-animale de la nature, et ne s’en est libéré que pour retomber sous la sujétion d’une nouvelle nature – cette fois techno-mécanique. » Dans cet ordre nouveau, tout y devient uniformément collectif, toutes choses sont produites sur un gabarit unique, etc. Un autre paradoxe surgit, puisque le principe de la technique au départ était essentiellement démocratique et avait pour but la socialisation que le capitalisme, sous l’égide de l’éthique protestante, a contribué à instituer (Max Weber).

Selon Berdiaeff, il serait vain de condamner la technique et d’idéaliser les anciennes époques. Nous aurions tendance, remarque-t-il, à oublier que la vie d’autrefois était liée à une terrible exploitation de l’Homme et de l’animal, à l’asservissement et à l’esclavage. « Il y avait dans le passé lui-même un autre présent qui comportait aussi de la laideur et de l’iniquité. » Ce qui n’enlève en rien le fait que la vie d’aujourd’hui serait en train de créer une nouvelle forme d’exploitation, plus terrible encore, qui non seulement a déchristianisé la culture européenne, mais déshumanise maintenant les cultures du monde entier.

L’âge d’or est devant nous. Sept jours n’ont pas suffi à achever la création. Il manquerait un « huitième jour » qui ne relève plus de Dieu, mais de l’Homme, de son œuvre. La technique a créé le capitalisme et son antagonisme, le communisme (Berdiaeff fut un des premiers à introduire les contradictions du marxisme-léninisme) ; elle seule, en lui substituant un régime plus équitable, serait désormais en mesure de vaincre le monstre multipolaire que cet affrontement à l’échelle mondiale a engendré. Et Berdiaeff de conclure : « Au cours de sa destinée historique, toujours tragique d’ailleurs, l’homme passa par diverses phases. Au début il fut l’esclave de la nature et il mena une lutte héroïque pour défendre son indépendance et sa liberté. Il créa la culture, les États, les unités nationales, les classes, mais il ne tarda pas à devenir leur esclave. Aujourd’hui il entre dans une ère nouvelle : il veut se rendre maître des forces sociales irrationnelles. Il crée une société organisée et utilise le progrès technique pour réglementer la vie et maîtriser définitivement la nature. Mais, par une monstrueuse perversion, il devient à nouveau l’esclave de ce qu’il élabore, esclave de cette machine que la société est devenue et en laquelle lui-même dégénère insensiblement. »

Jean-Pierre Ferrini

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