Un éditeur pour le plaisir

 Isidore Liseux, au nom assurément prédestiné, est aujourd’hui un inconnu, ou plutôt serait condamné à le rester si un récent ouvrage d’une très grande qualité ne venait de lui rendre hommage.
Paule Adamy
Isidore Liseux 1835-1894. Un grand "petit éditeur"
 Isidore Liseux, au nom assurément prédestiné, est aujourd’hui un inconnu, ou plutôt serait condamné à le rester si un récent ouvrage d’une très grande qualité ne venait de lui rendre hommage.

Paule Adamy, son auteur, publie depuis quelques années chez l’éditeur Plein-Chant, remarquable par la tenue « impeccable », au sens baudelairien du terme, de l’ensemble de sa production : papier, typographie, illustration, tout est fait chez cet artisan qui n’a pas de diffuseur pour la satisfaction du lecteur éclairé, qui trouve dans la collection « Bibliothèque facétieuse, libertine et merveilleuse », de quoi compléter son second rayon de textes « badins », c’est-à-dire ceux que l’on appelait autrefois « licencieux », voire carrément scatologiques (cf. Aniterges, avant-dernière compilation, par le même auteur, de différentes « ordures » – en ce cas des histoires de cul stricto sensu – recueillies à travers les âges.

L’ambition d’Isidore Liseux est bien plus haute. Car ce « petit éditeur », grand lui aussi à l’instar de son lointain successeur Plein-Chant d’abord par l’extrême soin déployé pour la présentation matérielle de ses livres, et comme lui spécialisé dans l’outrage systématique aux bonnes mœurs, présente en fait un véritable modèle historique de l’édition à risque, et par là de nécessité publique.

Dans les années 1865-1890, où Liseux, né en 1835, fut actif à Paris, la liberté de publier demeurait en effet fort réglementée, bien loin du laxisme, d’ailleurs relatif, d’aujourd’hui, qui a fini sinon par faire disparaître les contraintes pesant encore, dans un passé récent, sur un Pauvert ou un Losfeld, du moins par quelque peu les distendre. On encourait alors, pour publication subversive, outre des amendes ou des confiscations exorbitantes (qui finiront par tuer Liseux en le mettant littéralement sur la paille), la prison à laquelle par exemple un autre réfractaire, Poulet-Malassis, plus âgé que Liseux de dix ans et éditeur de Baudelaire, ne put échapper qu’en se réfugiant à Bruxelles de 1863 à 1869 avant de rentrer ruiné à Paris où il mourra en 1878.

Mais il ne s’agit pas seulement, pour la police et les tribunaux du Second Empire, dont fut victime Poulet-Malassis, puis ceux de la Troisième République commençante, qui eut raison de Liseux, de pourchasser les écrits obscènes ou considérés comme tels. L’opposition « politique », au sens large, est bien plus encore dans le collimateur des chaussettes à clous de cette époque, troublée en son milieu par Sedan et par la Commune, qui piste et punit avec constance les ennemis du pouvoir, autrement dit l’alliance, longtemps indéfectible, entre le sabre et le goupillon.

Paule Adamy démontre avec une érudition solide mais jamais pédante agrémentée d’une verve qui préserve de tout ennui le lecteur, qu’il y a une motivation secrète dans l’entreprise éditoriale de Liseux, un anticléricalisme fervent. D’un sympathique œcuménisme dans la détestation conjointe du papisme et du calvinisme, il va donc publier des textes « galants » mais dont la lecture au second degré permet d’en attribuer les énormités et les sottises à l’obsession sexuelle des cagots de tout bord.

Latiniste, comme son futur ami et collaborateur, l’infatigable préfacier et traducteur Alcide Bonneau, il découvre à Londres, durant les années de formation où il est plus libraire qu’éditeur, un manuscrit qu’il attribue au franciscain italien Ludovico Sinistrari d’Ameno – un nom pareil ne s’invente pas non plus – mort en 1701. Traduit par lui et publié en 1875, De la démonialité et des animaux incubes et succubes, où l’on prouve qu’il existe sur terre des créatures raisonnables autres que l’homme ayant comme lui un corps et une âme, naissant et mourant comme lui, rachetées par N. S. Jésus-Christ et capables de salut et de damnation constitue, selon Paule Adamy, « un coup d’éclat ».

Celui-ci sera suivi de beaucoup d’autres, où la part d’Alcide Bonneau va aller grandissant. Au départ italianisant, il préfacera Boccace en une langue précise et charmante, dont voici un échantillon : « Le voile de tristesse que la religion répandait sur le monde, pour faire désirer d’en sortir, Boccace le déchire en se jouant ; ce poison glacial qu’elle faisait circuler dans les veines pour abolir toute énergie, toute vitalité, Boccace en trouve dans le rire l’antidote tout-puissant. » Écrit en 1879 pour l’édition Liseux, soit vingt-six ans avant le petit père Combes, n’est-ce pas joliment tourné ?

Par ailleurs les traductions, par Bonneau, du « latin moderne » des gens d’Église, continuent à faire autorité. Ainsi, le célèbre De Sodomia, du même Sinistrari d’Ameno, devenu « Consulteur au Tribunal suprême de la Sainte Inquisition » à Rome, et à ce titre chef respecté d’un gang de tortionnaires, qui fit l’objet d’une traduction de Bonneau publiée par Liseux en 1883 (le texte avait paru en latin chez le même éditeur dès 1879), peut-il encore se lire aujourd’hui, précédé d’une coruscante étude de Roger Dadoun (Utopies sodomitiques suivi de De Sodomia, Éditions Manucius, collection « Lieux d’Utopie », 2007). Le spécialiste et disciple de Wilhelm Reich y assaisonne proprement, dans son style pamphlétaire inimitable, le traité de l’assassin en soutane, en soulignant, comme il se doit, l’importance historique de ce traité des perversions ecclésiastiques, par ailleurs littérairement nul.

Ce n’est en effet pas la littérature qui intéresse d’abord Liseux et s’il fait dans son catalogue une place aux Regrets de du Bellay, c’est à cause de la section de ce recueil, un des plus beaux de notre langue, qui fustige en sonnets vengeurs la vie dissolue de la papauté romaine.

Mais Paule Adamy ne se contente pas de suivre par le menu la carrière chaotique et noble qui mena Liseux à la misère. Elle détaille le rôle de ses proches et surtout réussit à faire vivre, autour d’un éditeur exemplaire, tout un petit monde annexe de rivaux, d’imprimeurs, de typographes (les passages concernant ces derniers sont, avec leurs reproductions parfaites, parmi les plus passionnants du livre).

Bref, un travail vraiment instructif et plaisant, très révélateur d’une époque où, par ailleurs, les mini-entreprises d’édition purement et durement littéraires, du Parnasse au Symbolisme, à Mallarmé, Gourmont, faisaient de cette fin de siècle-là le creuset de toutes les effervescences. Il est excellent de savoir ce qui s’agitait dans l’ombre derrière les comptes d’auteur de Rimbaud, Lautréamont, Laforgue. À la connaissance de ce maquis ou de ce marais de l’édition à la limite d’une clandestinité réprouvée mais parfois, comme ici, vouée en même temps à la défense et illustration de la liberté de penser, ce beau volume apporte une pierre blanche.

Maurice Mourier

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