Littérature suisse romande. « La poésie est d’abord autour de nous »

Antonio Rodriguez, poète suisse et professeur à l’université de Lausanne, nous oriente vers une poétique de l’hospitalité où la frontière n’est plus seulement ce qui sépare, mais le lieu où les différences font leur jeu et s’auto-réfléchissent.
Antonio Rodriguez
EUROPA POPULA
Antonio Rodriguez, poète suisse et professeur à l’université de Lausanne, nous oriente vers une poétique de l’hospitalité où la frontière n’est plus seulement ce qui sépare, mais le lieu où les différences font leur jeu et s’auto-réfléchissent.

Le 4 mars 2021, la Maison de Rousseau et de la Littérature, à Genève, offrait une carte blanche à Antonio Rodriguez, « Pour en finir avec l’universel partage », sur la question de la poésie et sa possibilité à tisser du lien entre les individus, voire de faire corps social. L’intéressant est que le poète ne considère pas la poésie en premier lieu par la faculté d’écriture, ni par sa réalisation sous la fascination de la culture. En effet, dans la lignée de poètes comme Friedrich Hölderlin ou Philippe Jaccottet, il s’agit d’abord du vécu et du lien développé entre ce vécu, son passage dans le texte et sa lecture. Antonio Rodriguez déclare : « La poésie est d’abord autour de nous » ou encore « elle est environnante ». Dans son sens plénier, la poésie demande de faire un choix dans la vie. Cette vie dans laquelle on naît, dans laquelle on est comme jetés : 

« Ainsi les petits furent jetés sur le continent, scrutant le cerisier qui débordait dans la cour, lancés dans le temps tout près d’un arbre à histoires se déployant pour leurs petites faces effarés, s’abreuvant encore aux fleurs. » 

Le recueil voudrait faire surgir une voix, réciter un chant qui refuse, qui puisse dire ce « “non” des arrachés du monde ». Ce non, dans sa répétition (« “non”, ils disent “non” »), atteste d’un mouvement de recul face au monde (ou plutôt face à ce que nous en faisons, à la manière dont nous le regardons et le donnons à voir), s’échange entre la poignée qui l’a insufflé et le nombre. Il est un refus qui ne sait pas « contre qui, contre quoi » il s’affirme, mais il fragmente, il brise ce qui voulait s’édifier comme continent, écrit Antonio Rodriguez. Le continent est, étymologiquement, ce qui tient ensemble. Si cet être ensemble vient à se dissoudre, c’est qu’on parvient seulement à en démontrer l’insuffisance voire l’absence dans ses réalisations politiques. Il y aurait un inavouable, une part de secret, à la base même de notre être en commun. Le refus annoncé se libère d’un projet essentiellement politique pour exprimer le moment d’un passage vers l’autre, vers l’avenir. Si ce nonouvre le recueil, c’est pour montrer que le refus tient ensemble et maintient une union dans un rapport de contestation. Il ne s’agit pas de se placer contre le pire, mais contre une solution qu’on dirait heureuse, contre une raison qu’on dirait universelle. La voix qui chante essaye d’effleurer ce pressentiment :

« “Europe” est le mot qui surmonte le meurtre entre les frères, porte l’espèce après les ruines, sans le désir de répandre le sel sur le sol, terre entendue comme forme, dépassant les cendres de l’effondrement. »

La voix n’échappe d’ailleurs pas au déchirement, elle qui se dit hantée par deux frères. L’un, « sans visage sur son corps ailé, change de voix comme de langue, célèbre l’anonyme qui s’échange » ; l’autre « porte la hache qui se nomme travail, constance, précision, puis famille, ordre et répétition », sa vie est ordonnée « autour du clocher de la communauté ». Le terme de communauté, s’il regroupe ici ce qui se définit par la tradition, pourrait et devrait s’ouvrir à ce que Maurice Blanchot nomme la commune présence[1], c’est-à-dire la manière dont la poésie transforme la perception d’une communauté unie dans la tradition (famille, sang, patrie) vers une communauté ouverte à l’autre, y compris dans son altérité radicale, qui viendrait sans cesse rompre l’uniformité de ce qu’on croyait communément partagé.

Maurice Blanchot écrit que cela est ressenti par la « soudaineté dune rencontre heureuse, comme une fête qui boulevers[e] les formes sociales admises ou espérées », pour voir « saffirmer (saffirmer par-delà les formes usuelles de laffirmation) la communication explosive, louverture qui permett[e] à chacun, sans distinction de classe, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce quil [est] le familier-inconnu ». La pratique de la poésie d’Antonio Rodriguez est tout entière tendue vers la possibilité de surmonter ce désastre humain et langagier, de trouver une issue et une manière d’écrire l’hospitalité au sein du langage et de la vie : « Ainsi le mot se redresse, et j’embrasse encore ton front avant d’accomplir le cycle du continent. »

La forme du recueil est remarquable car elle tisse cette possible issue, alors même que les événements du monde ne cessent d’en découdre la toile. Chaque section insuffle un début de phrase qui ouvre chaque poème. Dans « Prose Baby » : « tu avances vers la lumière », « tu avances dans la mère, la lumière », « tu avances dans la matière », « tu avances vers le sein », « tu avances dans ses galeries », « tu avances vers la lisière d’une maternité », « tu avances vers le seuil ». Comme dans le refrain d’une chanson douce, la répétition permet, avant toute chose, limpossibilité du retour à lidentique du Même, et donc à son identité, à sa primauté en tant quunique. La répétition ouvre dans le langage un moyen pour la pensée de ne pas demeurer la même. L’éternel retour nest pas l’éternel retour du Même à lidentique sur lui-même, mais la redirection, le virage, la reprise à lencontre du Même, cest-à-dire une intrusion de lAutre (du moins dune pensée non unique) dans le système de pensée. Et cela devrait se réaliser sans que la répétition fasse nombre, sans qu’elle finisse en nombre, à la manière d’un cœur – d’un chœur – dont les battements et les oscillations de la voix demeureraient innombrables. Ce serait aussi cela, écrire en vue de l’autre, en son nom, et l’accueillir : 

« Le noyau se recompose indéfiniment, se fait continent, et parfois fond en océan, alors nous laissons vibrer la forme de ce que fut pour nous, pendant quelques décennies, le mot hanté et enchanté d’“Europe”. »

[1] La communauté inavouable, Éditions de Minuit, 1984.

Thibault Ulysse Comte

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