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Mainmise des prédateurs financiers sur le livre et l’édition. Entretien avec André Schiffrin

Article publié dans le n°1015 (16 mai 2010) de Quinzaines

Fils du fondateur de la collection de la « Pléiade », directeur de Pantheon Books pendant trente ans, éditeur américain de Foucault, Sartre, Chomsky, André Schiffrin a été l’une des figures les plus importantes du monde des livres et de l’édition. Dernier volet d’une trilogie commencée avec L’Édition sans éditeurs, L’Argent et les Mots revient sur les périls que font peser sur l’édition la concentration et la globalisation qui, imposant des restructurations ruineuses, condamnent tout un secteur de la production littéraire, étiqueté comme non rentable.
André Schiffrin
L’argent et les mots
Fils du fondateur de la collection de la « Pléiade », directeur de Pantheon Books pendant trente ans, éditeur américain de Foucault, Sartre, Chomsky, André Schiffrin a été l’une des figures les plus importantes du monde des livres et de l’édition. Dernier volet d’une trilogie commencée avec L’Édition sans éditeurs, L’Argent et les Mots revient sur les périls que font peser sur l’édition la concentration et la globalisation qui, imposant des restructurations ruineuses, condamnent tout un secteur de la production littéraire, étiqueté comme non rentable.

Omar Merzoug – Dans L’Édition sans éditeurs (1999), vous racontiez votre itinéraire et l’aventure de Pantheon Books. Vous y plaidiez notamment la cause d’une édition indépendante à l’heure des concentrations massives. Dans une suite publiée cinq ans plus tard, Le Contrôle de la parole, vous analysiez l’écroulement de l’empire Messier, le partage de Vivendi entre Hachette et Wendel et la vente des Éditions du Seuil à La Martinière/les frères Wertheimer, est-ce que la situation actuelle a confirmé votre dia­gnostic ou vos analyses et la situation de l’édition s’en est-elle trouvée aggravée ?

André Schiffrin – Comme je le dis dans mon ouvrage qui vient de paraître, mes lecteurs considèrent que le tableau que je brossais de la situation était trop optimiste alors même que je trouvais que le pessimisme imprégnait mes réflexions. À vrai dire, mes lecteurs actuels ont raison. Je pensais qu’en France on pouvait maintenir l’indépendance des grandes maisons d’édition et des grands groupes. Il y avait certes d’un côté Hachette et Vivendi, mais à côté de cela il y avait Flammarion, Le Seuil, Gallimard, la possibilité des contre-pouvoirs intellectuels existait bel et bien, contre-pouvoirs  efficaces en termes de vente mais aussi de maintien d’une qualité éditoriale. Tout cela a aujourd’hui profondément changé. C’est à ce constat et l’analyse de ce constat que je m’étais livré dans Le Contrôle de la parole.
La vente du Seuil aux frères Wertheimer est à mes yeux un désastre et la vente de Flammarion est une moindre catastrophe, mais il n’empêche que c’est la maison Fiat qui préside aux destinées de Flammarion. Nous ne savons pas ce qui va se passer avec l’achat de Planeta, problème grave et à mon sens très inquiétant. Ce qui m’inquiète aussi, c’est le silence de la presse : une presse qui n’évoque jamais ces bouleversements dans l’édition de manière honnête ou critique. Quand Wendel Investissements (NDLR : présidé par Ernest-Antoine Seillière, ex-président du Medef) s’est emparé d’une part d’Editis (1), on a entendu dire que Wendel n’allait pas revendre ces parts, pas avant dix ou quinze ans, personne, aucun journaliste n’a posé de questions, ne s’est enquis de savoir s’il y avait des engagements formels, si Wendel s’était engagé par écrit à ne pas revendre la maison le surlendemain comme ils l’ont fait.
Il y a un déficit de critique qui se comprend dans les maisons qui appartiennent elles-mêmes à des grands groupes comme Hachette, mais il n’empêche que dans la presse indépendante, à la radio ou sur d’autres supports, la critique nécessaire, dont on a besoin, est inexistante. Donc la situation a empiré sous deux aspects : d’une part la concentration est encore pire qu’avant et les grands groupes maintenant sont des groupes globalisés. Planeta est sous contrôle espagnol mais Hachette n’est plus français, puisque la plupart des actionnaires ne sont pas français, la plupart des ventes se font en Angleterre, en Amérique, dans d’autres pays. Mes confrères espagnols sont inquiets quand au sort futur de Planeta, parce que Planeta vient de procéder à de grands changements dans Critica (équivalent de La Découverte en France), dont l’ancien directeur, un homme qui a pesé dans la vie intellectuelle espagnole, a disparu. Tout a donc changé de manière très marquée, mais ce n’était pas là les changements qu’on espérait.

O. M. – Dans votre dernier livre L’Argent et les Mots, vous montrez, chiffres et faits à l’appui, à quel point l’édition et la presse sont soumises au fétichisme de l’argent, pourtant vous ne semblez pas résigné et vous proposez une voie moyenne entre une vision apocalyptique des choses et l’optimisme béat de ceux qui prétendent que ce n’est qu’une crise parmi d’autres, qu’est-ce à dire ?

A. S. – Je crois qu’on peut dire que la situation est si grave actuellement que le système ne fonctionne plus, et même les responsables éditoriaux dans les grandes maisons me confient qu’ils ne peuvent plus éditer les livres qu’ils éditaient auparavant. Et de fait, c’est impossible. À la parution d’un premier livre, on espérait réaliser une rentabilité au Seuil et chez Gallimard de 1 ou 2 %, aujourd’hui on exige un rendement de 10 % ou d’un multiple de 10, il est évident qu’on ne peut plus publier les mêmes livres. À ce compte, on sabordera les livres difficiles, les traductions par exemple. Le lecteur ordinaire ne le verra pas, mais moi dont le métier est entre autres d’examiner soigneusement les catalogues, la différence, importante, saute aux yeux. Par conséquent, on doit trouver d’autres solutions et ce qui est intéressant à mes yeux, c’est que dans la plupart des pays d’Europe, ainsi qu’en Amérique, il y a une floraison de petites maisons indépendantes qui sont nées de cette crise, il y a un peu plus d’une centaine de nouveaux (et petits) éditeurs en Italie par exemple, en France il n’y en a pas autant, mais il y a des éditeurs qui font du très bon travail comme les éditions Amsterdam, Agone, Les Prairies ordinaires et d’autres, sans parler des éditions La Fabrique. Ce sont là des signes encourageants, mais ce ne sont pas des structures viables. J’évoque le sujet dans mon livre de manière très concrète. Prenons le cas d’Éric Hazan, fondateur des éditions La Fabrique. Il dispose depuis dix ans d’un très beau catalogue, mais il n’a jamais prélevé le moindre centime durant tout ce temps à titre de salaire. Tous les travailleurs chez Agone, y compris le directeur de la maison, gagnent tous le SMIC. Il faut être très jeune, très courageux, pour accepter de travailler dans ces conditions-là mais on ne peut pas l’exiger indéfiniment. Il faut créer d’autres structures, il faut changer les conditions, les modes d’attribution des aides et des subventions pour qu’on puisse continuer à publier d’une manière intelligente sans « crever de faim ». Un point que j’évoque dans le livre, ce sont les aides importantes du CNL qui vont malgré tout aux grandes maisons, parce que les subventions sont attribuées en fonction des projets, et donc les petites maisons n’ont pas autant de projets que Fayard ou Gallimard, c’est évident. Et là se pose le problème de fond, que doit-on faire avec l’argent public ?

O. M. – « La tendance est à produire moins de livres en se limitant à ceux qui ont le plus fort potentiel commercial et en éliminant des pans entiers de ce qui avait fait l’identité des différentes maisons d’édition. » Comment peut-on préjuger de ce qui peut se vendre ou non, attendu qu’il y a eu nombre d’exemples de livres qui ont été de vrais best-sellers, mais sur le succès commercial desquels on ne pariait pas ?

A. S. – On ne peut pas évidemment prédire que tel ou tel livre sera un best-seller, ou alors tout le monde serait millionnaire dans le métier. Mais dans la plupart des cas, on peut se prononcer avec assez de justesse sur les livres qui ne se vendront pas. Là, ce sont les commerciaux qui décident. La structure de direction a changé. Autrefois, c’était l’éditeur lui-même ou les lecteurs, qui estimaient qu’il était intéressant de publier tel ou tel manuscrit. Maintenant, c’est le commercial qui intervient en imposant ses critères : combien tel auteur a vendu auparavant ? Quel en était le marché ? Les chiffres de vente ? Etc. Ainsi on décide de manière négative du sort d’une grande partie des livres qui sont intéressants. Mon éditeur allemand, qui est biographe de Kafka, disait que le premier livre de Kafka a été vendu à 600 exemplaires, ce livre ne pourrait pas paraître aujourd’hui dans une grande maison et de plus en plus, c’est déjà le cas aux États-Unis, mais on le voit de plus en plus en France, on regarde les fiches de pertes et de gains non seulement des livres, mais aussi du personnel, par conséquent tout jeune éditeur qui commence à éditer des livres sait d’ores et déjà que sa carrière est déterminée par le nombre de livres qui se vendent bien. Et ces pratiques refroidissent et découragent terriblement les éditeurs. Lors d’une visite en Chine l’année dernière, j’ai demandé aux éditeurs quels sont les critères retenus pour l’impression et la publication des manuscrits. « Ce sont les livres qui se vendent le mieux » qui sont publiés. Les éditeurs reçoivent une part prélevée sur la vente des livres qu’ils ont retenus pour publication. C’est l’application outrancière des règles du capitalisme et c’est pour cela que l’édition est intéressante, c’est un microcosme qui donne une idée de ce qui se passe dans la société. Et les changements dont je parle se passent en Amérique, en France et en Allemagne.

O. M. – Vous consacrez tout un chapitre à l’exemple norvégien. La Norvège est un petit pays qui a, faut-il le rappeler, refusé d’entrer dans la Communauté européenne. En quoi la Norvège constitue-t-elle un exemple ou un modèle ou un exemple à méditer ou dont il faut s’inspirer ?

A. S. – La Norvège est un pays qui est intéressant à nombre d’égards. Comme vous le dites, c’est un pays qui a maintenu son indépendance politique et culturelle, qui a 4 millions d’habitants et dont les journaux principaux ont autant de lecteurs que Le Monde et Le Figaro. C’est un pays qui a encore un niveau très important de lecteurs. Depuis longtemps, les Norvégiens ont opté pour la mise en œuvre d’une politique cultu­relle générale, et aucun autre pays n’a fait ce choix-là à ma connaissance. Les Norvégiens ont décidé d’attribuer des subventions publiques pour la presse et une subvention est accordée au deuxième journal dans chaque ville de province. En France, une telle mesure serait impossible à prendre puisqu’il n’y a pas de deuxième journal dans les villes de province. En Norvège, de telles mesures ont eu l’effet de maintenir une presse plurielle, le fait que ce deuxième journal soit de gauche ou de droite n’a aucune importance. L’impératif est le maintien du pluralisme. De plus, l’État procède à l’achat de mille exemplaires de tous les livres jugés importants pour en faire don à toutes les bibliothèques du pays. Donc on aide les éditeurs, les auteurs, les bibliothèques peuvent acheter les livres que leurs homologues en France ne peuvent pas se procurer. C’est un programme qui est impressionnant parce que le journaliste du Monde qui a attribué cette politique culturelle à l’argent du pétrole a certainement mal compris. Ce n’est pas l’argent du pétrole qui permet cette politique, ce sont des choix faits pour garantir l’indépendance culturelle de la Norvège. En ce sens, ce petit pays est un modèle tout à fait extraordinaire. A contrario, on aime bien en France se gargariser de discours sur l’indépendance – il ne faut pas vendre des maisons d’édition à des groupes étrangers – malgré cela, quand la rigueur de la nécessité s’impose, on se soumet à la loi de l’argent et on oublie le patriotisme.

O. M. – L’exception française, pour vous, ce serait un discours creux…

A. S. – Oui. On est gêné aux entournures en tenant pareils propos. Quand il s’est agi pour Hachette de reprendre Vivendi, on clamait partout qu’il fallait que la bannière tricolore flotte sur l’édition, mais quand il s’est agi de le vendre à Planeta, aucun journaliste, aucun homme politique, et pas même les autres éditeurs, n’ont dit quoi que ce soit là-dessus. Aucun débat n’a eu lieu, c’est là que le bât blesse.

O. M. – Dans notre époque de marchandisation forcenée du livre et de l’édition, n’est-il pas opportun, si l’on veut sauver le livre, de soustraire le livre et l’édition au règne du marché ?

A. S. – Oui, et on l’a fait un peu avec la loi Lang qui impose un prix fixe. Cette loi a empêché notamment la disparition des librairies. Quand, dans les années 1950, j’étais jeune étudiant à New York, je me souviens qu’il y avait 333 librairies. Aujourd’hui il en reste 30. Voilà le résultat de la concurrence libre entre les libraires. C’est la politique des grandes chaînes commerciales et des grandes surfaces qui feraient certainement la même chose en France de saborder la concurrence. Après tout, en France, les grandes surfaces vendent autant de livres que les librairies indépendantes. Ce ne sont pas les mêmes livres malheureusement. Et c’est certainement un manque à gagner que les libraires indépendants ne vendent pas autant de best-sellers, de dictionnaires, de livres de référence qu’on pourrait vendre à des clients qui ne sont pas acheteurs de livres théoriques ou plus exigeants. La loi Lang a eu des effets positifs. On peut se réjouir que l’idée lancée par le gouvernement Sarkozy de torpiller la loi Lang n’ait pas eu de suite. La question de fond est celle-ci : quels sont les soutiens possibles, directs et indirects, y compris les achats de bibliothèques, sans pressions politiques ?

O. M. – Vous dites dans votre livre que l’édition et la presse sont aux mains de marchands d’armes ? N’y a-t-il pas là un péril pour la démocratie et pour une information indépendante ?

A. S. – Ce qui est inquiétant en France, c’est à quel point on accepte ce fait comme une donnée normale. Depuis très longtemps, on sait que Hachette, le groupe Dassault sont là pour vendre autre chose que les livres. Certains livres et certains thèmes sont quasiment interdits de publication, sur la politique de l’eau dans le tiers-monde, sur le désarmement par exemple, sur les ventes d’armes en Afrique, des sujets qui sont embarrassants pour les gouvernements français mais dont on ne parle pas dans la presse ou dans l’édition. L’opinion accepte comme normal que des groupes qui n’ont que l’État pour client principal contrôlent la presse. Seul Bayrou a évoqué brièvement cette question lors des dernières élections présidentielles. Je m’étonne toujours que le parti socialiste, les Verts, n’évoquent jamais ces questions de médias, questions fondamentales dans la politique d’un pays.

O. M. – Que répondez-vous à ceux qui vous disent que dans un régime capitaliste, dont l’accumulation illimité d’argent est le fondement, il est utopique de prétendre soustraire quoi que ce soit, la santé, le livre, l’éducation au règne de l’argent, que ce serait même pur pharisaïsme ?

A. S. – Comme la santé l’était en Amérique. On peut tout marchandiser et dire que tout peut servir à faire de l’argent, même si ça fait beaucoup de morts et de victimes. Veut-on vraiment en France établir une sorte de capitalisme sauvage ou faut-il au contraire des exceptions  importantes ? On voit que le gouvernement Sarkozy a décidé après la tenue des états généraux de la presse l’année dernière, d’accorder la somme de 700 millions d’euros à la presse. Sarkozy a pu racler les fonds de caisses prétendument vides. Ces subventions visaient d’abord à soutenir les grands groupes de presse, mais visaient aussi le maintien du statu quo. C’était des aides à la diffusion et à la fabrication, non au contenu. Le problème de la presse aujourd’hui, c’est un problème de contenu.  L’existence d’une presse bien informée, libre, est nécessaire au fonctionnement cohérent d’une démocratie.

Propos recueillis par Omar Merzoug.


1. Wendel Investissements s’est emparé de 60 % d’Editis (source : « Tant qu’il y aura des tomes », Les Dossiers du Canard enchaîné, octobre 2004).
NDLR : André Schiffrin, L’Édition sans éditeurs, La Fabrique, 1999, 94 p., 12 € ; Le Contrôle de la parole, La Fabrique, 2005, 96 p., 12 €.

Omar Merzoug

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