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Marie NDiaye ou la force des faibles

Article publié dans le n°998 (01 sept. 2009) de Quinzaines

À l’heure où le moindre écrivailleur juge ses humeurs, ses embarras gastriques et ses bleus de l’âme dignes d’être communiqués aux lecteurs, Marie NDiaye nous fait grâce de ces confidences importunes et de ces aveux intempestifs qui fournissent à la trame filandreuse d’un grand nombre d’ouvrages. Douée d’un talent qui n’est gâté ni par l’artifice ni par l’apprêt, elle renoue avec une veine romanesque dont le contenu est tissé d’intrigues multiples et de personnages vivant des aventures. Elle sait ménager des rebondissements, créer des atmosphères et des univers. Avec ce nouveau récit, la romancière restitue, tantôt avec vivacité, tantôt avec nonchalance, mais toujours avec un instinct très sûr du rythme et de l’harmonie, des moments d’existences « prises en tant que livre », selon l’heureuse formule de Novalis.
Marie Ndiaye
Trois femmes puissantes
À l’heure où le moindre écrivailleur juge ses humeurs, ses embarras gastriques et ses bleus de l’âme dignes d’être communiqués aux lecteurs, Marie NDiaye nous fait grâce de ces confidences importunes et de ces aveux intempestifs qui fournissent à la trame filandreuse d’un grand nombre d’ouvrages. Douée d’un talent qui n’est gâté ni par l’artifice ni par l’apprêt, elle renoue avec une veine romanesque dont le contenu est tissé d’intrigues multiples et de personnages vivant des aventures. Elle sait ménager des rebondissements, créer des atmosphères et des univers. Avec ce nouveau récit, la romancière restitue, tantôt avec vivacité, tantôt avec nonchalance, mais toujours avec un instinct très sûr du rythme et de l’harmonie, des moments d’existences « prises en tant que livre », selon l’heureuse formule de Novalis.

Entre Norah et son père, qui n’estime que les garçons, il ne peut y avoir qu’un dialogue de sourds ou de fous. « Cela n’a ni sens ni intérêt d’avoir pour père  un homme avec lequel on ne peut pas s’entendre » se répétait Norah qui avait, à l’endroit de son père, « une inépuisable colonne de griefs » tout en sachant « qu’elle ne lui ferait part ni des graves ni des bénins » et « qu’elle ne pourrait jamais rappeler dans la réalité du face-à-face avec cet homme insondable ». Dans leurs échanges, réduits au minimum, les regards de Norah et de son père se croisent comme des épées. Toute parole, tout geste pour briser le cercle de l’incommunicabilité les enclot encore plus profondément dans un solipsisme dont il est vain de vouloir s’extraire, comme des captifs murés dans de ténébreux cachots. Quant à Fanta, « jeune femme au pas ailé mais aux aspirations ferventes » elle a sur les instances de son mari, Rudy Descas, quitté le Sénégal pour la France. Parce qu’il a été roué de coups par des adolescents, cet ancien professeur de lettres, spécialiste du Moyen Âge, décide de rentrer en France « entraînant Fanta, mais il n’a jamais pu dépasser les humiliations éprouvées et en venait à se demander dans un rare accès de lucidité si en persuadant Fanta de le suivre en France, il n’avait pas sciemment détourné le regard pour laisser au crime toute latitude de prendre ses aises en lui et s’il n’avait pas savouré cette sensation, celle de mal agir sans avoir aucunement l’air ». En attendant, il végète en France dans une médiocrité qui ne lui sied pas, mais qu’il vit comme un châtiment du ciel.

Enfin, paraît Khady, cette « femme haute et jeune aux os délicats, à la chair pleine, au visage ovale et lisse » sur qui une implacable adversité s’acharne. En perdant un mari qui avait pour elle toutes les attentions, elle se voit chassée de son logis par le propriétaire, et contrainte de s’installer dans sa belle-famille. Victime des vexations et du mépris de sa belle-famille qui « ne pouvait lui pardonner de  n’avoir aucun appui, aucune dot et qui la méprisait ouvertement et avec rage de n’avoir jamais conçu », cette jeune veuve tente de gagner l’Europe, s’exposant ainsi à tous les périls.

Norah, Fanta, Khady, trois femmes prises dans les drames et les servitudes de l’existence ; trois femmes exaltées aussi dans leur affrontement au malheur, à la décomposition du lien conjugal, à la précarité des liens familiaux. En elles s’incarne une condition humaine déchirée entre une exigence d’absolu et un présent dévasté. Chacune d’elles vit un écartèlement ; un douloureux hiatus entre l’idéal, le rêve et les ravages du réel.

Si ces trois personnages sont à l’évidence des êtres d’une grande fragilité, d’où vient alors cette puissance que la romancière leur confère ? Si elles n’ont aucun pouvoir positif, leur force leur vient de leur singularité d’êtres humains. Elles possèdent de surcroît la force de l’intériorité humaine, non celle du cynisme, de l’argent ou celle qui procède de la violence.

Le roman de Marie NDiaye délègue le soin de souffrir, d’aimer, d’exposer sa vie à tous les périls de l’existence à trois représentants de la féminité. À des sentiments humains élevés à ce niveau de violence et d’incompréhension, il fallait un style qui peigne admirablement les infortunes qui s’abattent sur elles. En bannissant également les clichés, l’anecdote et la vulgarité, Marie NDiaye a opté pour l’écriture la plus claire et la plus limpide. Longtemps après avoir fermé le roman, résonnent encore en nous les voix de ces trois femmes, au courage exemplaire, à la résistance farouche, à l’humanité rédemptrice, dont les accents s’élèvent d’un luth « constellé » qui « porte le soleil noir de la mélancolie » (Nerval).

Omar Merzoug

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