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Mme du Deffand entre lettres et le néant

Article publié dans le n°1196 (16 juin 2018) de Quinzaines

Un spectre hante Marie du Deffand (1697-1780) : le spectre de l’ennui. Une forme littéraire, adéquate au brio de son esprit et à son sens de la conversation, lui offre le salut : les lettres, au sens épistolaire du terme.
Madame Du Deffand
Lettres (1742-1780)
Un spectre hante Marie du Deffand (1697-1780) : le spectre de l’ennui. Une forme littéraire, adéquate au brio de son esprit et à son sens de la conversation, lui offre le salut : les lettres, au sens épistolaire du terme.

Mme du Deffand dispose d’une référence : la marquise de Sévigné (1626-1696), qu’héritiers et correspondants divers commencent à publier. Le nom de Mme de Sévigné revient souvent sous la plume de la marquise du Deffand – clause de style : frappée de cécité vers la cinquantaine, elle a recours à des secrétaires, notamment le dévoué Wiart, qui l’accompagnera jusqu’au bout. L’admiration est au rendez-vous. Elle la cite souvent. Ainsi, en mars 1774 : « Tous ces petits détails de société doivent vous paraître bien froids ; il n’appartenait qu’à madame de Sévigné de les rendre intéressants ; elle était toujours vivement affectée, et moi je ne le suis plus de rien» En mars 1776, elle louange son style « unique et d’un agrément qui ne ressemble à rien ». Nous dirons qu’avec sa personnalité propre elle est au XVIIIe siècle, pour la qualité littéraire, ce que Mme de Sévigné fut au XVIIe siècle. 

Née Marie de Vichy-Champrond, d’ancienne noblesse plutôt fortunée, elle suit le cursus traditionnel – couvent puis mariage sans attrait –, avant de se lancer dans le tourbillon de la Régence et les nuits libertines de Philippe d’Orléans, qui la gratifie d’une pension. Elle travaille ensuite à se refaire une réputation en devenant une proche de la duchesse du Maine, qui règne tyranniquement sur le château de Sceaux. Elle y rencontre Voltaire, et tous deux se lient d’une amitié persistante : elle le nomme « mon contemporain », elle voit en lui « le seul bel-esprit de ce siècle ». Elle lui signifie par là qu’ils professent une communauté de goût, ce goût dont elle déplore l’abaissement : « Mon pauvre Formont appelait ce siècle-ci pédant et frivole, j’y ajouterais : froid, sec et ennuyeux. Vous me trouveriez digne d’y tenir ma place, si je vous écrivais plus longtemps. Ainsi donc, adieu, mon cher Voltaire ; je vous aime et je vous aimerai toujours » (15 juin 1771).

Autre affection durable : celle nouée avec le riche protecteur qu’est le président Hénault, amant puis ami jusqu’à sa mort en 1770. Aveugle depuis 1752, Mme du Deffand se cherche une dame de compagnie ; ce sera un temps Julie de Lespinasse, bientôt rivale, créant son salon, où elle entraîne d’Alembert et d’autres Encyclopédistes, du parti desquels n’est pas Mme du Deffand. Les voilà brouillées à mort. Le salon est le lieu par excellence de la civilité, de la conversation, de la culture, de la formation intellectuelle et de l’évolution des idées. Mme du Deffand tient le sien, un temps le plus illustre d’Europe, au couvent Saint-Joseph, situé rue Saint-Dominique. On y vient souper et briller sous sa houlette. La pause de l’hôtesse est devenue légendaire : avec sa cécité, le besoin de compagnie chez elle s’exacerbe. Son malheur terrible, loin de l’abattre, radicalise son mode de vie. Il l’immobilise dans cette image que la postérité gardera d’elle : une vieille dame en bonnet de dentelle, assise dans un fauteuil à haut dossier, son « tonneau ». Ainsi Chantal Thomas la campe-t-elle joliment dans sa préface. 

L’inattendu se produit en 1765. À 68 ans, Mme du Deffand s’engouffre dans la grande aventure sentimentale de sa vie : la rencontre avec Horace Walpole (1717-1797), débarqué de Londres, un des inventeurs du roman gothique (Le Château d’Otrante, 1764), sous le charme cruel de qui elle tombe, menant par correspondance une passion dont elle se défend avec un orgueil superbe et systématiquement défait. Amour étrange pour un homme qu’elle n’aura jamais vu, source de tourments dont il joue « sadiquement », lui aussi séduit, semble-t-il, par l’empire mondain qu’elle exerce sur la société de la classe dominante et par l’espèce de « gazette » qu’elle incarne et où il puise les éléments de son étude des mœurs du temps.

Une lettre du 21 avril 1766 résume la nature ambiguë de leurs échanges épistolaires : « Si vous étiez français, je ne balancerais pas à vous croire un grand fat ; vous êtes anglais, vous n’êtes donc qu’un grand fou. Où prenez-vous, je vous prie, que je suis livréeà des indiscrétions et des emportements romanesques ? Des indiscrétions, encore passe : à toute force cela se peut dire ; mais pour des emportements romanesques, cela me met en fureur, et je vous arracherais volontiers ces yeux qu’on dit être si beaux, mais qu’assurément vous ne pouvez pas soupçonner de m’avoir tourné la tête» Allons plus loin : on peut supposer que, pour cette femme d’un style étincelant, héritière de Montaigne en scepticisme et dont le pessimisme s’exprime en une leçon récurrente, selon laquelle « le plus grand malheur est d’être né », incapable de se passer d’une compagnie qu’elle avait tendance à mépriser, le jeu d’une passion chaste et violente stimulait une intelligence impitoyable pour elle-même et pour son temps. Voici une assez longue citation, qui l’emporte sur tout commentaire, vu que la marquise mime toutes les situations :

« J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude : madame la duchesse d’Aiguillon crevait de rire, madame de Forcalquier dédaignait tout, madame de Lavallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires ; je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions ; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée ; que tous mes jugements avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipités, et qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne ; que je n’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne me connaissais pas moi-même » (20 octobre 1766).

Aux antipodes de Mme de Sévigné, assurément, et très proche du duc de Saint-Simon, dont les Mémoires commencent à paraître, suscitant sa vive curiosité.

Je me demande si sa seule affection vécue paisiblement n’a pas été pour Tonton, le chien qu’elle a légué à Horace Walpole.

 

Apostille : Les éditions Flammarion ont eu l’heureuse idée de republier, il y a quelques mois et sous une forme augmentée, la magnifique étude de Benedetta Craveri, Madame du Deffand et son monde, avec la pénétrante préface de Marc Fumaroli. On ne se lasse pas de conseiller au lecteur d’y aller voir de plus près.

Serge Koster

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