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Notre humanité défaillante

Nous voici face à l’écriture intranquille de Claude Favre : pas d’apprêts ni fioritures, elle abat ses cartes dans une langue qui percute notre mémoire, l’oubli et l’ignorance.
Claude Favre
Ceux qui vont par les étranges terres, les étranges aventures quérant
Nous voici face à l’écriture intranquille de Claude Favre : pas d’apprêts ni fioritures, elle abat ses cartes dans une langue qui percute notre mémoire, l’oubli et l’ignorance.

Les chevaliers de Chrétien de Troyes quittent leurs propres terres pour errer en quête d’aventures dont ils attendent gloire et bonheur. Pascal Quignard, dans Les Ombres errantes, où se trouve la périphrase titre du livre de Claude Favre, fait apparaître Lancelot qui, franchissant le Pont de l’Épée, se blesse gravement. Choisir de passer sur l’autre rive expose au risque. C’est le sort de « ceux qui vont » et font ce que Pascal Quignard appelle un « choix périphérique »[1]. Parmi les héros errants, les noms de certains échappent à l’oubli : Walter Benjamin, Fernand Deligny, ou Ossip et Nadejda Mandelstam.

Mais nous voyons surtout passer des peuples nomades, Rroms ou Touaregs, et la foule innombrable des fugitifs et des migrants, héroïques eux aussi : peuple de noyés ou de massacrés, de parqués et d’exterminés, sans traces laissées.

D’autres périphrases les désignent : « Ceux du bord, boue de l’eau. Les vagabonds, aimant. Déserteurs de clans. Fouteurs de vie en l’air. » C’est l’éternel présent tragique qui cogne ici et maintenant « [p]ar les étranges terres », visage de notre humanité défaillante et cuisante : « D’aucuns ne reviennent jamais. Péris. En mer, en désespoir, en vie. Péris pour la fortune. Tranchées cales métamorphoses. Conteneurs sans air, boues des soutes, asphyxiés, au fond noyés, foutus au fond, mourus, muets. » Le sens littéral, « au fond », réveillé dans ce passage, balaie le sens figuré que l’expression peut prendre. Les mots se heurtent en phrases courtes, sans verbe.

Phnom Penh, Alep, massacre de la Saint-Barthélemy, femmes yézidies, Cherokees en 1838, Rwanda, Tchétchénie… La liste, « sous le galop d’un siècle devenu fou, fou », ne cesse de s’allonger.

On cherche les verbes, peu nombreux, révélant l’impuissance de ceux qui disparaissent et subissent, dans ces « récits obstinés de l’absence », récits à trous : « N’imagine, les oubliés. »

Le livre balance entre « Imagine » et « N’imagine ». John Lennon a marqué ce verbe : « Imagine there’s no countries, / It isn’t hard to do. / Nothing to kill or die for, / No religion too. / Imagine all the people / Living life in peace[2]… »

La fraternité reste brandie mais s’efface dans nos histoires. Nations, religions, volontés de domination et d’appropriation nous font perdre notre conscience d’appartenir à une même espèce. 

Mais imaginons : « Dire les mots, imagine dire les mots de ceux qui s’arrachent, des marécages, la force des forces, n’attaquent, des espoirs, ne font mal aux autres mais s’arrachent, des mélancolies. Se récitent des poèmes, font les collines rouges et dansent, dansent, sur la longue route, dansent, à vif dansent. Imagine. » L’anaphore de « ceux » désigne sans nommer « ceux dont la vie est risques ». Ils constituent un groupe indénombrable. Poète, celle qui les extrait, malgré tout, d’une chaîne occultée en les faisant entrer dans son poème déchiré aux « mots malmenés, gauchis, troués » qui s’agglutinent, dégoupillés, se dressent, s’affolent.

Le poème refuse la connivence avec un « on » qui professe la haine de « l’autre » avec ces mots qui couvrent l’ignominie. C’est que « les clans savent y faire, ça, repus, de discours de décadence, de grand remplacement repus, c’était mieux avant, toujours mieux entre nous, repus ». On repousse, on maltraite. Et c’est facile, car « on a des noms pour ça, légalité, bon droit. / On a des excuses, on ne peut pas accueillir toute la. »

« Un Président de la République indigné veut combattre l’absentéisme à l’école. Pour cela on supprimera les allocations familiales aux familles défaillantes, pauvres donc défaillantes. » Ainsi ceux qui font défaut disparaissent-ils dans leur propre faille.

Maurice Olender, cité dans ce livre, montrait qu’« effacer les traces rend tout sommeil impossible, empêchant l’oubli »[3]. Les absents sans noms ni traces sont ineffaçables. Leurs ombres errent en d’étranges terres, les nôtres.

[1] Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Grasset, 2002.
[2] « Imagine qu’il n’y ait pas de pays, / Ce n’est pas dur à faire. / Rien pour quoi tuer ou mourir, / Pas de religion non plus. / Imagine tous les gens / Vivant leur vie en paix… » 
[3] Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2017.

Isabelle Lévesque

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