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Papiers de fortune et d'infortune

 Claire, intelligente, originale, cette exposition du Louvre rassemble 70 œuvres sur papier d’une cinquantaine d’artistes du XVe au XXIe siècle (1). Elles ont été bien choisies et commentées dans un excellent livre-catalogue.

EXPOSITION
LE PAPIER À L’OEUVRE
Musée du Louvre, aile Sully
9 juin – 5 septembre 2011

PUBLICATION
NATALIE COURAL et coll.
LE PAPIER À L’OEUVRE
Éd. Musée du Louvre/Hazan
280 p., nb ill. coul., 39 €

 Claire, intelligente, originale, cette exposition du Louvre rassemble 70 œuvres sur papier d’une cinquantaine d’artistes du XVe au XXIe siècle (1). Elles ont été bien choisies et commentées dans un excellent livre-catalogue.

Parfois, les artistes dessinent sur des papiers de fortune et d’infortune, sur des papiers de récupération, sur des surfaces fortuites. Au camp de concentration (1945), Boris Taslitzky utilise le verso d’un morceau d’affiche allemande ; il dessine au crayon un déporté vu de dos, maigre, chauve… Jean-Baptiste Greuze (1725-1806) représente le visage barbu d’un homme âgé, dessiné au dos d’une carte à jouer : La Dame de pique (qui serait inquiétante ?)… Rembrandt a noté sur une feuille une recette technique de l’eau-forte et, sur l’autre papier, il suggère une rivière au crépuscule dans la brume… Sans cesse, les artistes dessinent sur des documents divers : sur un menu, sur une nappe, sur un agenda, sur un journal, sur un billet d’entrée… Sur la couverture imprimée de la revue Les Temps Modernes (n° 187, décembre 1961), Giacometti donne à voir (au stylo à bille bleu) une femme nue et un visage…

Ou bien, certains dessinateurs occidentaux choisissent parfois divers papiers asiatiques qui les séduisent. Rembrandt trouve des papiers (de type japonais) apportés à Amsterdam par des bateaux de la Compagnies des Indes orientales… En 1979, Claude Lagoutte coud des bandes de papiers teints sur une feuille de papier indien… Précise, sensible, intuitive, Geneviève Asse (née en 1923) plie et déplie (en accordéon) des feuilles de papier mat de Chine ; elle évoque le « début et la fin de la neige » d’Yves Bonnefoy (1988) ; elle construit un monument aérien à la poésie…

Parfois, certains artistes créent d’abord un « papier préparé », un fond coloré : en bleu, en noir, en rose… Pierrette Bloch (née en 1928) propose des variations noires : les taches lumineuses de l’encre de Chine sur un fond d’obscurité… Ou bien, Edgar Degas dessine une danseuse (vue de dos) sur une carte pigmentée d’une laque rose (sur les deux faces)… Dans l’entourage de Botticelli, un dessinateur habile esquisse deux hommes drapés (pointe d’argent et rehauts de gouache blanche sur papier vergé préparé rose)… Le rose de Robert Barry (né en 1936), artiste conceptuel new-yorkais, est uniforme ; sur l’étrange rose (couleur chair), des mots (en peinture or) sont disséminés… Alors, les roses séduisent et provoquent ; ils osent…

Apparaissent, dans l’exposition, les transferts et les transparences. Les artistes et les artisans transfèrent des silhouettes, des contours ; ils les reportent ; ils les décalquent ; ils les superposent… Dans le domaine de la peinture murale, dans celui de la broderie, les artistes et les artisans permettent ce transfert par des perforations du papier résistant… Au XIVe siècle, Cennino Cennini proposait un papier recouvert d’huile : une sorte de calque… En particulier, une œuvre (1986) de Pierre Buraglio (né en 1939) est un hommage à Cézanne et à la montagne Sainte-Victoire. Buraglio utilise « des crayons de couleur Stabilitone sur des papiers calques découpés, déchirés, superposés et collés ». Buraglio dit à l’historien de l’art Pierre Wat : « Ça danse » ; la ligne de la crête de la montagne danse.

Ou bien, sur un mur de l’exposition, des artistes des XXe et XXIe siècles choisissent la gloire des papiers tourmentés. Ces papiers sont meurtris et magnifiés. Ils sont martyrisés. Ces papiers sont des martyrs, des témoins de notre culture ambiguë, de notre époque dans laquelle se mêlent les angoisses et les plaisirs. Ces papiers sont déchirés, percés, perforés, écharpés, troués, déchiquetés, tatoués, dévorés par les insectes, brulés (2)…

Pour nous, la matière du papier est menacée. Selon Pierre-Marc de Biasi (chercheur, artiste, historien de la littérature), le papier serait (à plus ou moins longue échéance) destiné à abandonner la plupart de ses privilèges comme support traditionnel de communication et de transmission des textes et des images. Et pourtant, selon Pierre-Marc de Biasi, le papier serait, dans l’avenir, nécessaire pour les créateurs et pour ceux qui caressent cette étrange matière : le papier-art, le papier-sensation, le papier-invention, le papier-jouissance (3).

Au cœur de cette remarquable exposition du musée du Louvre, les papiers découpés, collés, assemblés se révèlent. Ici, entre autres, Lucas Cranach, Nicolas Poussin, Ingres, Rubens, Victor Hugo, les cubistes, Schwitters ont su couper et coller. Et surtout, une œuvre d’Henri Matisse nous bouleverse. Elle s’intitule Deux danseurs (projet pour le rideau de scène du ballet « L’Étrange Farandole »), 1937-1938. Ce sont des papiers gouachés, découpés et punaisés sur un carton ; les punaises sont des ponctuations.

1. Natalie Coural (conservateur au Centre de Recherche et de Restauration des musées de France) avec la collaboration de Dominique Cordellier (conservateur en chef au Département des Arts graphiques du musée de Louvre) et d’Hélène Grollemund (chargée d’exposition) dirigent cette exposition. L’exposition et son livre-catalogue bénéficient du mécénat de Canson (qui fabrique des supports superbes, utilisés et aimés par les artistes).

2. Sur ces papiers meurtris et magnifiés : Jean Arp, Lucio Fontana, François Rouan, Claude Viallat, Daniel Chompré, Jacques Villeglé, Bernard Pagès, Claes Oldenburg, Michel Barceló, Chillida, Christian Jaccard…

3. Pierre-Marc de Biasi, Une substance paradoxale dans le livre-catalogue, pp. 19-24.

Gilbert Lascault

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