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Plaisir du roman

Article publié dans le n°1226 (01 mai 2020) de Quinzaines

Dans ses derniers récits, Christian Garcin semblait s’être éloigné de l’univers romanesque de ses premiers livres, aux personnages récurrents, résonnant d’échos narratifs ténus et fréquents. Mais il y revient aujourd’hui, et de plus belle, pour notre plus grand plaisir… 
Christian Garcin
Le Bon, la Brute et le Renard
Dans ses derniers récits, Christian Garcin semblait s’être éloigné de l’univers romanesque de ses premiers livres, aux personnages récurrents, résonnant d’échos narratifs ténus et fréquents. Mais il y revient aujourd’hui, et de plus belle, pour notre plus grand plaisir… 

Précisons-le d’entrée : nulle connaissance des ouvrages précédents de l’auteur n’est nécessaire pour s’embarquer dans ce nouveau récit. Au contraire, le roman, avec son titre de western et le souffle de son imagination, nous plonge d’emblée dans cette aventure qui se suffit à elle-même, de disparitions multiples. Multiples parce que le récit enlace trois histoires qui se croisent sans jamais véritablement se rencontrer, ce qui ne les empêche pas de se répondre à distance dans une sorte de torsade narrative très habilement tressée. Zhu Yu, une jeune New-Yorkaise d’origine chinoise, que son père voulait voir reprendre le restaurant familial, s’est évaporée. Le père s’est alors tourné vers son cousin, le célèbre Zuo Luo qui a résolu plusieurs enquêtes de même nature en Chine avec son acolyte bouriate Bec-de-Canard, apparemment inculte mais bon connaisseur de la poésie des Tang. Aux États-Unis toujours, le lieutenant Nyyrikki Amburn, d’origine finlandaise, et son subordonné Ragnvald Hollingsworth, qui ignore d’où il vient mais dont le nom possède d’indéniables consonances suédoises, sont à la recherche d’un certain Wolf Springfield, jeune homme qui a quitté le foyer familial pour rejoindre sa sœur du côté de Salton Sea, autrefois lieu de villégiature privilégié des Californiens et maintenant lac saturé de phosphates et de pesticides où les poissons se meurent. La troisième disparition concerne la fille d’un magnat de la presse pékinoise, Meijie, étudiante en anthropologie en France et qu’un journaliste écrivain nommé Chen Wanglin est chargé par son patron de retrouver, sous couvert d’une série d’articles sur notre société à Paris puis à Marseille. 

Cette hétérogénéité narrative permet d’abord d’offrir quelques belles descriptions de paysages naturels ou urbains. Belles parce qu’elles sonnent juste et évitent les clichés sur les grands espaces américains, par exemple : « Ils avaient longé les rives désertes du grand lac mort, étaient passés par des villes fantômes, aux architectures rongées, aux pavillons abandonnés, aux mobile homes déglingués, sauf de temps en temps un ou deux devant lesquels était fiché un drapeau américain, garé un vieux pick-up, s’amassaient des fatras de chaises en plastique, vélos cabossés, jouets, vieux frigos, meubles en attente de décharge, qui témoignaient d’une présence humaine éparpillée, d’une petite vie qui tant bien que mal se poursuivait là, loin de tout, le plus souvent dans une sorte de dénuement sec, républicain et surendetté. » Paris non plus n’est pas épargné, quand il est vu par un Chinois : c’est une petite ville puante où tout peut se faire à pied et aux trottoirs pleins de « familles de réfugiés assis ou allongés sur des matelas, hommes, femmes et enfants, parfois très jeunes ». Et cette hétérogénéité narrative permet aussi de se poser avec une acuité renouvelée la question de l’origine : d’où venons-nous, de quel paysage, de quelle façon de vivre ? Sommes-nous définis par le lieu de notre naissance ou par notre culture familiale ? Pourtant, c’est aussi et surtout la réflexion sur notre devenir qui sous-tend le texte : où voulons-nous vivre ? comment ? avec qui ? pourquoi organiser sa disparition, puisque c’est de cela qu'il s’agit, ici ?

La fantaisie du roman, ses hasards improbables et souriants, ses jeux de situations similaires et de réactions analogues ou contraires, n’empêche cependant pas une certaine gravité du propos. À cet égard, on ne peut qu’être troublé par les allusions faites à la disparition d’un certain nombre d’animaux, comme les dauphins d’eau douce en Chine, les moineaux à Paris ou les colombes voyageuses américaines. Disparitions dues ou non à l’homme mais qui trouvent un écho troublant dans le destin des trois jeunes gens dont on n’a plus de nouvelles. Rien n’est affirmé, personne ne met en relation l’extinction des espèces animales avec les mystérieuses volatilisations humaines, mais la question résonne au plus profond du récit et crée un climat général particulièrement déconcertant : pourquoi ont-ils disparu, tous ? 

Ce n’est pourtant pas un roman policier qu’a écrit Christian Garcin : ses enquêteurs ne conduisent pas les investigations attendues, n’interrogent pas vraiment les témoins, ne filent ni ne frappent personne, comme ce serait le cas dans un polar. Proches à cet égard du taoïsme, ils laissent « agir le non-agir »… Et cela fonctionne plutôt bien ! Comme Jorge Luis Borges, grand maître de la mise en abyme vertigineuse, Christian Garcin a construit une formidable fiction proliférant sur plusieurs niveaux narratifs, développant partout des discours sur la disparition ou les enlèvements de proches ou d’inconnus. Tous ces propos recouvrent la réalité trouée par les fuites des plus jeunes mais ne les comblent pas. L’auteur s’amuse à nous entraîner dans sa narration labyrinthique et piquante, plongeant son lecteur au cœur d’un monde particulièrement dense fait de théories parfois rigoureusement logiques et parfois parfaitement délirantes, ainsi que d’univers romanesques peuplés de personnages de l’irréalité desquels on se met à douter tant ils renvoient à d’autres textes, d’autres enquêtes… L’ensemble, soulignons-le, n’est jamais prétentieux, jamais pédant et toujours réjouissant, voire, par endroits, jubilatoire. Christian Garcin a su concevoir une œuvre toute d’équilibre, où le récit d’aventures se mêle finement aux discours savants et où le questionnement philosophique, d’une vraie modernité, trouve d’étonnantes réponses dans la poésie classique chinoise. 

Autrefois, en Chine, disparaître était une sorte de mort sociale et personnelle[1]. Aujourd’hui, c’est une possibilité de vivre la vie que l’on s’est choisie, que l’on veut vivre, ici ou là, à Paris, dans l’Empire du Milieu ou aux États-Unis. Pour ce faire, il faut organiser son invisibilité, quitte à laisser recouvrir ses traces par toutes sortes de propos farfelus, réfléchis ou fabuleux - qu’importe, pourvu qu’on y trouve le repos.

[1] C. Garcin, Des femmes disparaissent, Verdier, 2011.

Thierry Romagné

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