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Poésies de Gérard Macé

L’œuvre de Gérard Macé est inclassable. Elle conjugue tous les temps, navigue entre les genres. On ne sait comment la circonscrire, à l’image de ces « Pensées simples » qui paraissent chez Gallimard depuis 2011 et qui procèdent « par enchaînements subtils, par échos, associations, analogies ». Il s’agit d’une œuvre qui bouge, se déplace ; constamment en mouvement, elle est insaisissable, en trompe-l’œil.
L’œuvre de Gérard Macé est inclassable. Elle conjugue tous les temps, navigue entre les genres. On ne sait comment la circonscrire, à l’image de ces « Pensées simples » qui paraissent chez Gallimard depuis 2011 et qui procèdent « par enchaînements subtils, par échos, associations, analogies ». Il s’agit d’une œuvre qui bouge, se déplace ; constamment en mouvement, elle est insaisissable, en trompe-l’œil.

Le poème est en prose, pour commencer, puis en vers. L’écriture devient critique, bifurque dans des domaines qui englobent la littérature ou l’anthropologie, le « goût de l’homme », imagine des vies antérieures, traduit, séjourne à Rome, voyage, désire l’Asie, l’Afrique, photographie le monde proche et lointain – rêve surtout. Toutefois, les mondes multiples que cette œuvre explore, comme en rend compte un récent volume d’études[1], tendraient, reviendraient toujours vers un même point : la poésie. Mais, par poésie, il faudrait entendre quelque chose de plus large que la poésie, ou le poème qui en émane ; quelque chose justement qui embrasse ce qu’on ne pourrait jamais étreindre, une poésie paradoxalement indéterminable et plurielle ; une poésie en prose, en conte ou en vers dans Homère au royaume des morts a les yeux ouverts ; une poésie qui s’écrit par cœur ; une poésie en essai, en biographie, une poésie en récit et en voyage, une poésie en photographie… Une poésie qui ne se distinguerait pas uniquement du versant plus critique de l’œuvre, comme le souligne Françoise Rouffiat dans Les Mondes de Gérard Macé (« la poésie est centrée sur le moi et ses avatars éventuels, la critique sur les figures de l’autre, alter ego ou non »). Une poésie davantage du décentrement.

Dans Colportage, paru en trois volumes dans la collection « Le Promeneur » (que dirigeait Patrick Mauriès) et que les éditions Gallimard viennent de republier en un volume, Gérard Macé écrit qu’on ne saurait définir aujourd’hui la poésie, sinon qu’elle est, par son existence même, libre. Dans les livres de Gérard Macé, cette liberté est à chaque fois perceptible, dans la langue, l’amour de la langue, et dans la « relation critique » qu’elle tisse entre les mots et les choses. Si nous ne pouvons déterminer la poésie plurielle de Gérard Macé, peut-être est-il possible en revanche de la qualifier. En lisant « Le jardin des langues » ou « Les balcons de Babel », les premières proses poétiques que rassemble Bois dormant, on reconnaîtrait une certaine empreinte surréaliste (l’expression est évidemment trop réductrice). D’une obscure forêt inconsciente, des images surgissent dans une langue onirique, réveillent des légendes familiales… La mémoire aime chasser dans le noir. « Baroque » est un mot qui vient à l’esprit, Gérard Macé étant l’auteur d’un essai sur la Rome baroque du Bernin, de Borromini et de Piranèse, Rome ou le firmament. Baroque dans le sens d’une forme ouverte, « extravertie ou introvertie jusqu’à l’excès », « où le concave et le convexe sont le plein et le délié d’une même écriture » ; dans le sens d’une forme qui ne s’enferme pas dans un genre, qui les colporte tous.

Ainsi, dans Colportage, Gérard Macé, hors des modes rebattues, mêle un ensemble hétéroclite, très borgésien, de lectures, de traductions (de l’italien) ou d’images qui nourrissent son imaginaire. On côtoie Louis-René des Forêts, Henri Michaux, Francis Ponge, Jean Paulhan, Gabriel Bounoure et Edmond Jabès, le peintre Philibert-Charrin, le dessinateur Émile Boucheron, etc., des figures connues ou moins connues. L’hommage à Jean Starobinski et à son Portrait de l’artiste en saltimbanque n’est pas non plus sans similitude avec le propre portrait de Gérard Macé en colporteur. Citant Starobinski, il insiste sur le fait qu’une œuvre invente avec son passé un avenir fabuleux, une configuration soustraite au temps. De la même manière, dans Le Manteau de Fortuny (le couturier « vénitien » qui s’inspire du peintre Carpaccio), il s’intéresse à la forme d’un manteau, un de ceux que portent Mme de Guermantes ou Albertine, comme métaphore chez Proust de la Recherche : « c’est une élaboration qui ressemble à la sienne : des emprunts transposés, de lointaines imitations, la lumière du songe et la perspective en dehors des lois […], un mélange de caprice et d’architecture, de précision héraldique et d’invention personnelle, mais par-dessus tout cette vue d’ensemble qui permet des rapprochements vertigineux dans l’espace et dans le temps ». Ainsi, dans Le Dernier des Égyptiens, ce rapprochement vertigineux entre Champollion, la pierre de Rosette, Le Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper et la visite d’Indiens Osages au musée du Louvre. On pourrait encore évoquer le livre qui rêve de l’Amérique de Magellan ou de Colomb en la confondant avec l’Amérique de Kafka, ou ces « détours » par l’Orient, par la Chine et Kyôto, dont l’intention secrète serait étrangement de « s’approprier ce qui est le plus familier », le jardin japonais d’une mère, sa table à ouvrage en accordéon avec des pelotes de laine, des aiguilles à tricoter, des coussins piqués d’épingles qui se superposent à l’image des chevelures noires et compliquées des femmes japonaises.

Faire se lever un monde 

Mais parmi toutes les « curiosités » fourmillant dans le « cabinet des lettrés » de Gérard Macé, l’univers nervalien, qui modifie par le rêve les contours de la réalité, occuperait une place à part, comme en témoignent les cinq textes exemplaires qui composent Je suis l’autre. Aussi, on a envie de croire que la traduction par Gérard Macé, dans Colportage, du début de la Vita nuova de Dante ne serait pas sans rapport avec l’attrait qu’exerçait sur Gérard de Nerval ce « petit livre ». Vita nuova, insiste-t-il, et non vita nova, en latin, pour différencier la réalité des souvenirs et la façon dont l’opération poétique permet la résurrection du passé. Dante « sait que la mimesis du souvenir, le mot à mot servile à partir de la vie est une opération littéraire un peu vaine, inférieure en tout cas à l’opération poétique dans ce qu’elle a d’essentiel, et qui permet seule la résurrection du passé : non pas tel qu’il fut [vita nova], mais tel qu’il s’invente [vita nuova] ». On retrouverait beaucoup de Gérard Macé dans cette distinction, qui expliquerait également pourquoi il n’a pas besoin d’écrire de romans (dans l’acception barthésienne du terme). À Thierry Romagné, il répondait qu’écrire n’est pas forcément écrire des romans, comme on a tendance à le penser de plus en plus, et que l’imagination est autant à l’œuvre dans la poésie ou dans l’essai que dans bien des romans. « Écrire, c’est avec les mots susciter le réel, non l’évoquer à partir de ce qui est connu. C’est créer une sorte d’irisation, s’abandonner à un rythme musical, élaborer intérieurement des phrases qu’on mémorise, et dont on ne perçoit pas immédiatement l’enjeu et la portée. Écrire, ce n’est pas rédiger, écrire c’est poétiquement faire se lever un monde[2]. »

[1] Ridha Boulaâbi et Claude Coste (dir.), Les Mondes de Gérard Macé, Le Temps qu’il fait / Le Bruit du temps, 2018.
[2]. Dossier Gérard Macé, dans Europe, no 1051-1052, novembre-décembre 2016.

[Ouvrages de Gérard Macé cités ou mentionnés : Homère au royaume des morts a les yeux ouverts, Le Bruit du temps, 2015 ; Colportage, Gallimard, [coll. « Le Promeneur », 1998-2001], 2018 ; Bois dormant et autres poèmes en prose, Gallimard, coll. « Poésie », 2002 ; La mémoire aime chasser dans le noir, Gallimard, 1993 ; Rome ou le firmament [Fata Morgana, 1983], Le Temps qu’il fait, 2006, repris sous le titre Rome éphémère, Arléa, 2018 ; Le Manteau de Fortuny, [Gallimard, 1987], Le Bruit du temps, 2014 ; Le Dernier des Égyptiens, Gallimard, [1988], coll. « Folio », 1997 ; L’Autre Hémisphère du temps, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1995 ; Un détour par l’Orient, Gallimard, coll. « Le Promeneur », 2001 ; Kyôto, un monde qui ressemble au monde, [Le Temps qu’il fait, 2011], Arléa, 2017 ; Je suis l’autre, Gallimard, coll. « Le Promeneur », 2007.]

Jean-Pierre Ferrini

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