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Roma aeterna

Article publié dans le n°1044 (01 sept. 2011) de Quinzaines

Le dernier roman de Stéphane Audeguy, comme les précédents, ordonne, servi par une prose de grande qualité, de véritables effets de surprise tout en revenant sur des thèmes avoisinants. S’il débute avec un brio formidable le récit peu à peu s’englue dans un embrouillamini assez décevant et une indécision un peu molle.
Le dernier roman de Stéphane Audeguy, comme les précédents, ordonne, servi par une prose de grande qualité, de véritables effets de surprise tout en revenant sur des thèmes avoisinants. S’il débute avec un brio formidable le récit peu à peu s’englue dans un embrouillamini assez décevant et une indécision un peu molle.

Stéphane Audeguy s’apparente à une sorte de joueur – il s’aventure dans la fiction à l’aide de dispositifs, écrivant au devers, par décalage, entretenant avec tous les à-côtés et les dessous de ce qu’il dit des rapports à la fois de fascination et de distance. Entre naïveté et érudition, clarté et touffeur, simplicité et sophistication. Il écrit ailleurs, depuis un ailleurs, dans une manière de déportement perpétuel. C’est un hypnotiseur qui fait de la langue une sorte de spirale ou, pour reprendre un des éléments majeurs du récit, un « vortex ». Ses romans opèrent par envoûtements, nous attirant sur des sentes invraisemblables et jouissives, célébrant le prodige de la fiction.

Le dispositif est une audace. Dans Rom@, Stéphane Audeguy s’essaie à un déplacement formel radical qui opère le ravissement de la narration par l’inanimé, conférant à ce qui en est dépourvu une voix propre. Le sentiment s’incarne dans ses objets en quelque sorte, la conscience s’élargit aux choses, celles qui véhiculent les idées, bouleversant l’ordre singulier du discours. Le silence, ses durées, acquièrent une parole, ces moyens de profération qui définissent les choses humaines. Le roman n’est pas porté par un narrateur habituel mais par son environnement, à la fois réel et fantasmatique. « Au lieu de quoi : une ville. Et pendant longtemps même, la Ville : Rome. Roma aeterna : une ville sans dormir. » Rome s’octroie donc la parole, pour dire tout du temps perdu que cette entité « déréglée », à la fois femelle et mâle, antique et contemporaine, vivante et morte, de sa dégradation, de l’angoisse de la fin ou du ressassement, de ce qui semble irrémédiablement perdu, des origines qui se noient dans les brumes de la légende et de l’effroi de ne pas connaître l’amour. Rome confie sa peur, figuration de l’absolue solitude qui déplore : « Tout le reste du temps, tout le reste des siècles et des siècles, seul et sans amour. »

Le roman d’Audeguy s’apparente à une réparation, à un comblement d’un manque et ordonne une incessante quête de l’amour et de ses sens particuliers. Le récit se déploie à partir d’un vide, d’une survivance, pour surseoir à l’effondrement des formes de la beauté. Rome ne se lamente-t-elle pas : « Et ce qui reste ici de grâce et de beauté ne fera désormais, au mieux, qu’y survivre » ? Son long soliloque désespéré n’augure que « la loi de la ruine », le dépérissement et l’inanité du sens et de l’Histoire. Le temps et l’Histoire échappent à l’humanité qui se vautre dans son impossible saisissement, s’abîmant dans une vie qui n’en est pas vraiment une. C’est pourquoi Rome, la ville éternelle sur laquelle tout se projette de notre imaginaire, prend en charge, s’incarnant successivement, les discours d’êtres contemporains qui se débattent entre leur infatigable recherche des sentiments et une réalité qui se défait. Tout ceci n’est peut-être que le signe d’une catastrophe qui fait se déliter l’ordre de toutes choses : la réalité. 

Ainsi, l’ordre d’un discours déréglé de l’Histoire se confronte dans le roman à un autre système de représentation, celui d’une imitation qui s’intègre à une sorte de dédoublement approfondi. Le titre énigmatique du roman reprend le nom d’un jeu vidéo qui met en scène la cité antique à un niveau de vraisemblance stupéfiant qui finira par, en quelque sorte, dévorer le présent. L’ancien côtoie le présent, l’avenir se figure. Audeguy fait s’alterner à la parole de la Ville (le plus évidemment réussi du livre) avec les parcours de trois personnages en quête de reconnaissance et d’amour par l’entremise de Rom@ – Nano, le jeune Indien misérable recueilli par un prince arabe, Delenda son rival italien, le créateur du jeu exilé au Canada. Ils s’apparentent à des figures qui s’agitent dans un univers en plein effondrement, celui d’une fiction qui a remplacé le réel. Car Rom@ n’est pas seulement un roman qui renverse le discours et ses formes, il ordonne une réflexion autour d’un jeu vidéo qui semble devoir avaler la réalité en son sein de pure fiction imitative. Le jeu d’emboîtement semble alors infini allant jusqu’à défaire l’ordre de la reconnaissance puisque les personnages se définissent par rapport à la seule reconstitution virtuelle. La voix inaltérable et désenchantée de Rome porte ainsi l’abolition des formes fictionnelles dans la fiction elle-même.

Le roman tord ainsi le réel pour le faire entrer dans une forme paradoxale tout entière établie sur un renversement – en témoigne les titres-miroirs des première et dernière parties – à la fois de la parole et de l’ordre de la représentation, des moyens de la fiction. Ce pourrait être un jeu enivrant que de s’égarer dans l’enfoncement de ces réels qui se confrontent, comme dévorés par la voix surplombante et totalisante de la ville : le discours viendrait achopper à ses propres figurations dans une mise en abyme fascinante. Pourtant, le roman semble ne pas aboutir, s’enferrant dans ses potentialités, ouvrant des voies qui ne mènent finalement nulle part. Le récit est porté par une idée forte qui, pendant une belle moitié du roman, fonctionne très bien pour s’amollir soudain, s’embourbant dans une profusion que la très belle prose d’Audeguy ne parvient pas à maintenir. Lisant Rom@, nous plongeons dans une sorte de chaos mal maîtrisé où nul choix ne semble se dessiner si ce n’est de faire s’effondrer la matière de réflexion qu’il avait soulevée pour ne retomber que dans une sorte de bavardage sur la virtualité qui aurait à voir avec le chaos d’un avenir incertain et la touffeur indémêlable d’un passé trop lourd. Si Audeguy entreprend une fois encore les questions de l’artifice comme somme de ce que nous croyons pouvoir signifier de nous-mêmes, il semble que, par un renversement qui singe la structure du roman, il se soit retrouvé pris au piège entre les deux faces du miroir, nous laissant en quelque sorte égarés « dans la nuit absolue des amours abolies ».

Hugo Pradelle