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Article publié dans le n°1044 (01 sept. 2011) de Quinzaines

Un livre paradoxal, à la fois prévisible et étonnant, dans lequel s’ordonne une fiction archétypique qui se déjoue, entre roman d’anticipation ironique et réflexion sur sa forme même.
Xabi Molia
Avant de disparaître
Un livre paradoxal, à la fois prévisible et étonnant, dans lequel s’ordonne une fiction archétypique qui se déjoue, entre roman d’anticipation ironique et réflexion sur sa forme même.

Anticiper l’avenir comporte des risques substantiels. Celui d’une certaine convenance, d’un tropisme trop étroit, d’une simple transposition. Une opération qui s’avère souvent assez limitée, ne faisant que se déplacer des enjeux qui redisent en quelque sorte la contemporanéité, déformation univoque d’un réel qui en somme se redit dans sa projection plus ou moins élaborée. Il y a là quelque chose de l’ordre de la répétition – et peut-être du traumatisme d’un présent qui peine à s’exprimer. Les littératures de genre s’ordonnent bien souvent à partir de leurs limites, par transformations successives, faisant éclore des formes nouvelles et des dispositifs fictionnels assez sophistiqués. 

Xabi Molia exerce une sorte de torsion sur ces enjeux, les redispose afin de mieux réfléchir l’archétype. Plutôt que de se plier à son propos, il s’en joue, l’ouvrant à ses propres contradictions, dépassant le code pour le réfléchir et le replacer dans un cadre plus large qui interroge un genre et ses potentialités. En effet, son roman s’apparente à une réflexion détournée sur la fin, la perte, ces instants indiciblement angoissants qui font basculer la conscience du monde. Molia exerce les principes de cette littérature particulière pour exprimer les angoisses du temps présent, leur donner une forme puissante, ultra-signifiante en quelque sorte, incarnant une pensée de la catastrophe dans une fiction qui se souligne. La littérature devient alors un geste réflexif, purement intelligible. Molia est un écrivain qui pense ce qu’il dit tout en le faisant se réfléchir dans une critique des formes qui prennent en charge le discours de la fiction. 

Son roman est une pure relation, un jeu de miroirs une entreprise ludique. Il met en scène une manière d’apocalypse, celle d’une maladie, l’altrisme, qui décime la France en transformant les hommes en êtres bestiaux assoiffés de violence qui ne font qu’attaquer et détruire. Il nous confronte à un processus monstrueux : « L’altération commençait. Leur peau se couvrait par endroits de taches sombres tirant sur le violet. (…) Traversés de soubresauts, les muscles des bras et des jambes se raidissaient, la salive moussait au coin des lèvres, les ongles devenaient des griffes, le visage un masque grimaçant où brillaient leurs yeux vitreux. (…) Puis ils se jetaient sur les hommes, les tuaient et les dépeçaient. » Face à la terreur, Paris s’est fortifiée, les survivants tentent d’y maintenir un semblant de normalité et de vie face à la menace constante. La société s’est comme rapetissée sur elle-même, ordonnant un ordre social fortement politisé où la lutte semble permanente. Les classes, l’exclusion, la différence y sont omniprésentes, signes d’une délitescence de la civilité. La violence et l’agression envahissent tout. Antoine Kaplan, le héros du roman, incarne en quelque sorte la guerre civile qui fait rage, forme ultime et intérieure de la destruction. À sa manière, angoissée et douteuse, il lutte contre l’effondrement, jusqu’à ce que sa femme disparaisse mystérieusement. Molia raconte, sous une forme changeante, passant du présent au passé, du dedans au dehors, du roman noir à celui de l’amour perdu, sa quête de la vérité jusqu’à une ultime confrontation avec le mal, tapi en soi-même. Alors qu’il plonge de plus en plus profondément dans les bas-fonds, Kaplan découvre d’étranges groupuscules qui défendent une théorie à la fois utopique et messianique jusqu’à la plus extrême violence. Le monde vacille et le roman ordonne les traumatismes intimes d’un homme en proie à l’égarement et les bouleversements hideux qui agitent une société qui s’effondre. C’est effrayant et monstrueusement logique. 

Avant de disparaître est avant tout le récit d’une épidémie qui progresse irrémédiablement, reprenant à son compte tous les codes qui y président. Molia se place à une étrange croisée, celle de La Peste et des films de zombies de Romero. Il fait se jouer des formes fixes pour conformer un roman étrangement prévisible ; tout y prend place dans un ordre qui semble immuable et pourtant fascinant, laissant une sorte de champ libre à une plasticité interprétative quasi inépuisable. On y lit les troubles d’une société qui vacille sur ses propres bases, angoissée par l’irrémédiabilité de sa propre fin, sa peur de l’altérité (qui donne son nom à la maladie), sa part de barbarie qui se dissimule toujours, ses fausses croyances et ses illusions, déconstruisant le regard que nous portons sur nous-mêmes, nous faisant anticiper notre disparition. C’est une tâche qui nous occupe depuis longtemps et qui trouve ici un lieu de pure fiction pour se proférer. Avant de disparaître est un récit de l’angoisse et de sa conjuration, une forme fixe qui se déploie une fois de plus, prenant son sens dans sa redite. Il y a là tout de la fable, du récit horrifique, de la fiction politique qui se transmue presque en quête psychanalytique, du désordre qui convoque les puissances de la déraison et de la peur, de l’angoisse fondatrice et exacerbée qui s’incarne. 

Pourtant, la force du roman de Molia réside ailleurs, dans sa dimension de pastiche et de détournement, dans la manière dont il fait se jouer ses capacités transgénériques, ordonnant une lecture en quelque sorte polymorphe. On lit ce livre par ses dessous, dans le pliement qu’il effectue pour dire à la fois quelque chose des enjeux politiques et des formes qui s’emploient pour les signifier. Le roman considère la fiction dans son déploiement même. Car, au-delà d’une fiction catastrophique, Molia écrit un roman qui obéit aussi à des règles cinématographiques, celles du film de zombies (1), en exerçant les capacités projectives, celles qui font de ces objets des lieux d’incarnation des angoisses et des troubles du temps – successivement le communisme, le racisme, l’homosexualité et le sida, puis la société d’ultra-consommation, la médiatisation outrancière –, les exorcisant et les dénonçant successivement au travers de figures d’exagération et d’ironie. Le signe, le cliché, le topos, deviennent les véritables enjeux d’un livre qui dissimule ses enjeux dans les mécanismes mêmes de la fiction. C’est dans la transformation – des corps, des valeurs, des formes – que se joue un roman atypique conçu par strates et reprises pour finalement ne rien faire d’autre que célébrer la puissance de l’interprétation.

  1. On pensera aux films de George Romero (Zombie, Diary of the Dead ou La Nuit des morts-vivants) et ses succédanés. Rappelons que Xabi Molia est enseignant en cinéma et lui-même réalisateur.
Hugo Pradelle