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Saint-Exupéry, le sable et les étoiles

Article publié dans le n°1208 (01 févr. 2019) de Quinzaines

La même année, en 1939, Saint-Exupéry publiait « Terre des hommes », qui obtint un immense succès couronné par le grand prix du roman de l’Académie française, et réalisait la première traversée commerciale sans escale de l’Atlantique nord. L’époque était certes à l’engagement des écrivains, dans les soubresauts et le tumulte de l’histoire. Mais nul autre écrivain français n’a sans doute incarné à ce point cette double postulation, de l’écriture et de l’action, dont l’édition récente du « Quarto » chez Gallimard permet de prendre toute la mesure, en faisant beaucoup mieux connaître l’homme.
Antoine De Saint-Exupéry
Du vent, du sable et des Étoiles. Œuvres
La même année, en 1939, Saint-Exupéry publiait « Terre des hommes », qui obtint un immense succès couronné par le grand prix du roman de l’Académie française, et réalisait la première traversée commerciale sans escale de l’Atlantique nord. L’époque était certes à l’engagement des écrivains, dans les soubresauts et le tumulte de l’histoire. Mais nul autre écrivain français n’a sans doute incarné à ce point cette double postulation, de l’écriture et de l’action, dont l’édition récente du « Quarto » chez Gallimard permet de prendre toute la mesure, en faisant beaucoup mieux connaître l’homme.

Cette édition ne réunit pas les œuvres « complètes » de Saint-Exupéry, mais recueille l’essentiel de la production de l’écrivain, tout en l’enrichissant de multiples documents qui permettent de comprendre l’auteur, de suivre en même temps la genèse de son écriture et sa destinée de pilote, en deux voies parallèles qui s’enrichissent l’une l’autre. Pour chaque période ou publication, un copieux dossier réunit informations et analyses historiques et littéraires, lettres, témoignages, dessins, photographies, réception critique, mêlant inextricablement l’homme et l’œuvre, comme le requiert précisément l’approche de Saint-Exupéry. De très nombreux inédits sont ainsi donnés à découvrir : entre autres la dernière lettre, rédigée pour l’amie intime, Nelly de Vogüé, retrouvée sur sa table de travail le jour même de sa disparition, au large de Marseille, le 31 juillet 1944 ; elle se termine par « Nelly je t’aime de toute la force de mon cœur », qui résonne d’autant plus du contraste avec l’amour toujours déçu, et impossible à défaire, pour l’épouse Consuelo. Dans le même registre, on peut lire ici les « Lettres à l’inconnue », révélées lors d’une vente aux enchères en 2007, et adressées à une très jeune femme rencontrée en 1943 en Algérie ; pleines d’une passion traversée par la mélancolie, elles prolongent l’amertume du Petit Prince : « Petite fille, je te tutoierai, c’est plus simple pour moi. Je voulais simplement te dire que j’ai été ému par la conversation de l’autre jour. […] Bien sûr que, mes résolutions, le moindre printemps les ferait fléchir – mais tant pis s’il n’est point de printemps. » 

Les poèmes écrits dans l’enfance sont sans surprise baignés dans l’atmosphère symboliste (« Le Cygne s’est blessé, son sang rouge colore / La splendeur de son être »). Mais cette enfance-là apparaît comme le tuf profond dans lequel l’écriture à venir va sans cesse se ressourcer. À 22 ans, Saint-Exupéry écrit à sa mère : « Ma petite maman, comme je voudrais être auprès de vous ! Si vous saviez comme chaque jour j’apprends un peu plus à vous aimer. » Et c’est à cette même figure adorée qu’il écrit de Buenos Aires, à 30 ans : « C’est un drôle d’exil d’être exilé de son enfance. » La passion de l’aviation, qui saisit très tôt Saint-Exupéry, apparaît paradoxalement comme un retour à ces émotions premières, avivées par une fascination de la technique et du risque. C’est à sa mère encore qu’il la confie, en 1924 : « Maman j’adore ce métier. Vous ne pouvez imaginer ce calme, cette solitude que l’on trouve à 4 000 mètres en tête-à-tête avec son moteur. Et puis cette camaraderie charmante, en bas, sur le terrain. On dort couché dans l’herbe en attendant son tour […]. Quand on décolle à son tour, on est romanesque et plein d’espérance. » Ces émois presque juvéniles tisseront les évocations les plus saisissantes des romans de Saint-Exupéry, avant que Le Petit Prince ne les retraite avec la fraîcheur d’un conte pour enfants.

De l’enfance aussi date la passion de Saint-Exupéry pour le dessin. À 21 ans il peut affirmer : « je dessine toute la journée […]. J’ai découvert ce pour quoi j’étais fait : le crayon Conté mine de charbon. J’ai acheté des carnets de croquis où j’exprime comme je le peux les faits et gestes de la journée […]. » Le volume reproduit de multiples dessins de l’auteur, en couleurs (c’est le premier « Quarto » à y avoir recours), montrant des esquisses, sans cesse reprises, de scènes et surtout de visages et de personnages traités dans le registre de la « ligne claire », et visant à la brièveté suggestive de l’épure. Pour Le Petit Prince, il apparaît que le scénario a été orienté et infléchi grâce à ce travail graphique, réalisé parallèlement à la conception du texte. Le personnage définitif n’a été fixé que tardivement, au gré des tentatives successives, toutes marquées par le vide de l’espace interplanétaire, la liaison entre le ciel et la terre, et un sentiment de solitude irrémédiable. Cette passion du dessin n’est pas sans éclairer la défiance que Saint-Exupéry a toujours marquée envers l’art des mots, lorsque la littérature se développe sans objet : bien avant d’affirmer, à propos de Courrier Sud, « qu’aucune des images de ce livre n’est intellectuelle », il déclarait en 1924 : « Je déteste ces gens qui écrivent pour s’amuser […]. Il faut avoir quelque chose à dire. »

Ce « quelque chose » se place toujours entre la plénitude presque indicible de la sensation et le souci d’autrui, dont tous les témoignages recueillis ici montrent qu’il constitua la pente naturelle de sa générosité. Dès le premier roman inspiré par ses expériences de vol, Courrier Sud, ce sont les sensations nouvelles, inouïes pour l’époque, que tente de traduire l’écriture, en images inédites : « Un ciel pur comme de l’eau baignait les étoiles et les révélait. […] Sur nos fronts cette lumière de lampe qui ne livre pas les objets mais les compose, nourrit de matière tendre chaque chose. […] L’avion ? On avance lentement dans un cristal dur. […] Nos manteaux lourds capitonnaient le monde et nos âmes de voyageurs veillaient au centre de nous-mêmes. » L’expérience est ici véritablement poétique en ce qu’elle ouvre un univers de sensations qui redécouvre les possibilités inaperçues de la langue. En même temps, cette solitude sensible de l’aviateur et de l’écrivain est une ouverture au sentiment de fraternité. Saint-Exupéry en fait l’expérience dès sa première traversée de l’Afrique vers Dakar, lorsqu’une panne le contraint à atterrir dans le désert, puis à attendre longuement le secours de ses camarades. Comme l’écrit l’éditeur de ce volume, Alban Cerisier, les deux années africaines de Saint-Exupéry sur la ligne Casablanca-Dakar « baigneront toute son œuvre de leurs enseignements humains : l’expérience du désert, la bravoure, la proximité de la mort, la découverte de la fraternité, le sens de la mission supérieure, le lien entre l’imaginaire des souvenirs et la réalité de l’instant… »

Ce souci d’autrui explique que le goût de l’aventure, évident chez Saint-Exupéry, ne s’accompagne d’aucune autohéroïsation. C’est plutôt le sens de la mission, et même de plus en plus (au moment de la Seconde Guerre mondiale) du sacrifice, qui anime l’aviateur ; lorsqu’il évoque en 1941 « les nuits qui [l’]ont augmenté », « le dépôt que les événements de [s]a vie ont laissé dans [s]on cœur », il « découvre que compte seul le souvenir de ces corvées » qui lui étaient imposées : « Ces mains serrées en maugréant, voilà que je reconnais avec surprise qu’elles ont laissé en moi la trace puissante d’un souvenir d’amour. » Le sentiment de fraternité qui unit l’homme seul aux commandes de son avion et le reste de l’humanité se concrétisa dans les missions de guerre – après que Saint-Exupéry eut fait de multiples démarches pour être engagé encore dans la chasse, alors qu’à 44 ans il avait dépassé de quatorze ans la limite d’âge pour ce type de vol. Il donne déjà leur force sensible et généreuse aux pages le mieux inspirées des romans antérieurs. Comme dans Vol de nuit (1931) : « Il errait parmi des étoiles accumulées avec la densité d’un trésor, dans un monde où rien d’autre, absolument rien d’autre que lui, Fabien, et son camarade, n’était vivant. Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches […]. » 

En dehors de l’attachement à l’enfance, à la mère et à quelques fortes figures féminines, les textes réunis ici donnent la mesure du sens de l’amitié qui caractérisait Saint-Exupéry. Dans Terre des hommes, il rend des hommages pleins d’émotions aux deux grandes figures tutélaires que furent pour lui Mermoz, disparu dans l’Atlantique sud, et Guillaumet, à qui il consacre des pages hallucinées sur le calvaire du survivant après son accident dans les Andes chiliennes ; c’est à lui qu’il prête cette phrase demeurée célèbre : « Ce que j’ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait. » Ce sens de la fraternité permet de comprendre les réticences qu’ont souvent soulevées les positions intellectuelles et morales de Saint-Exupéry. En 1936-1937, il prônait la recherche d’un terrain d’entente entre tous les partis, même les plus condamnables : il répugnait aux débats purement notionnels, au nom d’un humanisme des sentiments qu’il plaçait plus haut que tous les combats idéologiques. On l’a accusé de ce fait de pétainisme, alors même que son engagement dans l’aviation résultait d’une volonté farouche d’engagement combattant.

Le portrait qu’a donné de lui Françoise Giroud, qu’il a connue à l’époque de Courrier Sud, paraît le plus juste, éclairant bien les contradictions apparentes du personnage : « Avec son nez court, ses yeux écartés, sa tête plate, il ressemblait à un ours en peluche. […] Il vivait selon un système de valeurs aristocratiques qui privilégiait l’honneur. C’était un homme d’autrefois, mal à l’aise dans une époque trop matérialiste à son gré. […] On en a fait tantôt un niais, tantôt un héros, tantôt un pétainiste émigrant en Amérique […]. Je n’ai connu qu’un homme, infiniment aimable, dernier surgeon d’une France révolue. » Sa réflexion entrait d’ailleurs simultanément en résonance avec la philosophie contemporaine de l’action, représentée par l’existentialisme sartrien. Cette impérieuse nécessité de l’action, ce qu’il nommait « le dynamisme obscur mais puissant des actes » (à Nelly de Vogüé, 1936), lui valut les sympathies de Jean-Paul Sartre, qui voyait dans cette œuvre, selon le témoignage de Simone de Beauvoir, « la meilleure illustration possible, la plus concrète, la plus convaincante des thèses de Heidegger ». Sartre appréciait particulièrement Terre des hommes, que cite par ailleurs Merleau-Ponty à la toute fin de la Phénoménologie de la perception : « L’homme n’est qu’un nœud de relations, les relations comptent seules pour l’homme. » 

Ce volume regroupe naturellement, encadrées par de substantiels dossiers historiques et critiques, toutes les grandes œuvres de Saint-Exupéry, de Courrier Sud (1929) à Citadelle (posthume, 1948). À relire tous ces textes que l’on croyait bien connus, on voit se manifester comme une évidence la profonde mélancolie qui les traverse, et qui colore même les images en apparence les plus heureuses. On y trouve dès le début un art du récit très économe de ses effets, qui vise à la simplicité d’une épure émotionnelle. On y voit, progressivement, s’affirmer une voix de moraliste, qui fut peut-être une impasse pour Saint-Exupéry, maladroit lorsque l’injonction morale dépasse le charme polysémique d’une image et, comme dans Citadelle, tente de s’argumenter au-delà des références que furent sans doute Ainsi parlait Zarathoustra et Les Nourritures terrestres. Si le dossier le plus volumineux est consacré au Petit Prince, c’est sans doute parce que ce conte pour enfants, traduit en 361 langues, et qui connut dès sa parution un succès phénoménal non démenti aujourd’hui, se place exactement sur la ligne de crête de cette œuvre, sans verser dans l’argumentaire moral. « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » n’est pas un précepte de sagesse déduit d’une réflexion, mais résulte d’une perception sensible à laquelle la tonalité du conte donne son évidence un peu enfantine. Elle crée une résonance, retentit comme un appel à vivre et à sentir en se passant de preuves. Les documents réunis montrent avec quelle patiente constance Saint-Exupéry a élaboré ce conte, construit à travers un imaginaire visuel qui croise le dessin linéaire et de faibles nuances d’aquarelle, comme un rêve fugitif conscient de sa presque irréalité. La fin résonne d’ailleurs d’une mélancolie aussi prenante que jouée dans le registre fabuleux : « C’est ça, pour moi, le plus beau et le plus triste paysage du monde. […] C’est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu. » Adrienne Monnier, grande libraire qui fut la première à publier Saint-Exupéry, a d’abord, en 1945, trouvé Le Petit Prince d’une « puérilité » déconcertante, avant de se découvrir à la fin « pleurant à chaudes larmes » : « Je me suis vite aperçue que derrière le petit prince se cachait Saint-Exupéry lui-même et que je pleurais sur sa mort. »

Daniel Bergez

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