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Torche dans la caverne

En cinq « présentations », « Crocus » prolonge « Monstrueuse », le recueil précédent de Jean Daive chez le même éditeur : cette fois les « monstres », les prodiges, sont deux artistes et deux écrivains, plus un enfant. Le livre « Jean Daive, un décompte » permet à Jean-Michel Gentizon de revenir sur des éléments biographiques et d’autres influences « monstrueuses » revendiquées par le poète.
En cinq « présentations », « Crocus » prolonge « Monstrueuse », le recueil précédent de Jean Daive chez le même éditeur : cette fois les « monstres », les prodiges, sont deux artistes et deux écrivains, plus un enfant. Le livre « Jean Daive, un décompte » permet à Jean-Michel Gentizon de revenir sur des éléments biographiques et d’autres influences « monstrueuses » revendiquées par le poète.

Crocus nous présente donc Paula Rego[1] et Toni Grand, nés en 1935, puis Robert Creeley, mort en 2005 comme Toni Grand. Le poète américain, mort à Odessa (Texas), croise Isaac Babel, né à Odessa (Ukraine). Nombreux sont les fils qui relient entre eux ces créateurs dans la fraternité de Jean Daive.

Le titre, Crocus, fait entrevoir le surgissement de la beauté à la fin de l’hiver et celui de la poésie par un poème de Paul Celan qui débute ainsi : « Crocus de chaux, dans / l’éclaircie : ton / De-là-bas-et-aussi-de-là-bas[2] »On songe à la pâleur de la craie, de la neige, du ciel d’hiver, de la page à écrire, mais aussi à la blancheur des os. Quant à la matière sonore du mot « crocus », elle laisse entendre le verbe « croquer », effrayant dans les contes tels que ceux présentés par les tableaux de Paula Rego.

« Je me sens tellement mieux. Toute la peur va dans la peinture », déclare Paula Rego dans un entretien télévisé.

Jean Daive nous présente ses peintures comme un théâtre où le spectateur retrouve ses propres angoisses venues de l’enfance : « L’image ressemble / à l’enfant immobile et silencieux quand j’étais petit. » Ce pourrait être le cauchemar récurrent dont l’inconscient livre les images :

Si rideau ouvert
scène s’ouvre sur
amas de coussins
dérangés : 

je porte une tête de lapin géant
aux oreilles cassées. 

La conjonction hypothétique (« Si ») ouvre le livre sur une langue à l’assaut d’obsessions douloureuses révélées : « Sentiment de perte, sentiment de vide et / de terreur. »

Des personnages perdus émergent : mère et « petites filles » qui « attendent le baiser / qui métamorphose la maltraitance ». Le narrateur n’est pas où on l’attend (on ne l’attend nulle part), il est l’instance organique de la langue de Crocus. Dans Monstrueuse il affirmait : « je sais / que tous les styles de “non-moi” / sont à / i.n.c.o.r.p.o.r.e.r. » Il peut être chaque personnage du tableau, victime de toutes les maltraitances : « Je suis en même temps l’écolière des quais de gare et l’âne de toutes les écolières. »

La peintre et l’écrivain sont en quête de lumière et de vérité :

Je mets en scène des histoires
pour ne pas
écrire l’écriture
à la place de la vérité. 

La matière elle-même porte-t-elle une forme de vérité (de sens) ? Jean Daive nous présente ensuite le travail énigmatique du sculpteur Toni Grand : « Ne pas comprendre / est prévisible ». Ce qui naît de ses mains est du jamais vu : « Ma sculpture est immédiate, il n’y a pas un avant », déclarait-il. Il invente des formes qui n’existent pas dans la nature. Ses titres, parfois, gardent la mémoire des gestes qu’il a fait subir à la matière : « équarrir, refendre, abouter ». Si le poète remarque : « Il ne sait jamais ce que c’est », il ne peut que constater : « Il montre l’amour contemporain ».

Les poissons, alignés dans leur sarcophage de résine, forment de grandes structures géométriques bancales et font surgir les pensées d’« étouffement », d’« asphyxie ». « Ce n’est pas qu’une peur technique. » Il faudrait recourir à l’un des contes de l’enfance pour la contenir :

Aussi inconséquent qu’un
cœur solidifié sous résine
laissant des écailles transparaître ou
résonner dans l’oreille 

Ce qui surgit ici, crocus ou « pensées sauvages », est une « machination », comme le poème qui peut « organiser / de nouveaux embranchements » dans la langue.

Dans la troisième présentation, celle du poète américain Robert Creeley, l’angoisse de l’humain, « un alphabet défait », s’exprime :

Qui a crié plus fort que toi
presque (qui ?) en toi a crié
plus épouvanté que toi de l’humain
s’appelle ou personne ou pensant
est un son ? 

Plus loin, Jean Daive précise : « Chaque son sort d’une terreur. / […] L’alphabet (écrire donc) ressemble bien à de l’épouvante devant tant de souffle / ou tant de mémoire et rien de toi / ou ce que tu perds de toi […]. »

Dans « Cavernes[3] », Robert Creeley écrivait : « Mémoire est la caverne / où l’homme, à la fin, vit, rampe // sur les mains et pénètre. » Il incitait à « éteindre la lumière » et à se glisser sous le lit pour y peindre l’important, retrouvant ainsi l’énigmatique démarche des hommes préhistoriques peignant leurs fresques dans l’obscurité des cavernes. La faible lumière de leurs flambeaux rappelle celle évoquée par Virginia Woolf dans Mrs Dalloway : « Dans l’espace de cet instant, elle avait eu une illumination ; elle avait vu une allumette brûler dans un crocus ; une signification intérieure était presque parvenue à se faire jour[4]. » À ce moment intense peut se produire l’« illumination » d’un présent qui s’étire vers un éternel fragile.

Jean Daive trouve donc en Robert Creeley un frère en poésie :

Nous sommes toi et moi
bien tombés du même
sarcophage dont les
bas-reliefs racontent
des scènes de nos deux vies 

Si le premier dit au second : « j’ai grandi en te lisant », tous deux savent que pour dépasser la « terreur » originelle, la langue ne peut pas s’arrêter aux « contraintes de l’écriture », qu’elle doit porter « après le noir, au-delà du noir ».

Isaac Babel, expert en terreur, apparaît dans la quatrième présentation. Dans l’un de ses récits, il affirmait : « Aucun fer ne peut transpercer et glacer le cœur humain avec autant de force qu’un point placé au bon endroit[5]. »Dans la même page, il présente « le cœur de l’homme » comme un « tombeau magnifique ». Lui qui aimait tant la beauté et le soleil était constamment ramené au « sous-sol », ce que Jean Daive appelle le « protocole de la terreur », celle qui « se confond avec une passion du temps » : « assassiner le peuple en toutes circonstances ».

Pas de mémoire
et pas d’usage – crâne rasé, sujet poncé.
Je dis : a.i.m.é. 

Avec accent et bruit de bottes.
A.i.m.é. comme A.z.o.t.é.

L’alphabet se défait, les lettres se détachent, passent d’un mot à l’autre pour rendre compte de la catastrophe. Par son étymologie, le mot « azoté » signifie « privé de vie ».

La dernière présentation est celle d’un enfant à sa famille : « Je viens de naître / à la naissance. » Mais cet événement est un « trou noir » dans la mémoire. « La présentation d’un fils / à la famille est un acte de foire ». Sans doute peut-on entendre ce dernier mot comme proche des Foirades de Beckett. Mais « [l’]acte de foire qui échoue / doit être enchanté ». On peut en faire un conte, maquiller les visages et les pensées, pour dissimuler la peur qui naît pour et avec l’enfant. À la lumière fraternelle du poème, on peut la réparer.

La peur est l’un des thèmes abordés dans le livre du psychiatre et psychanalyste Jean-Michel Gentizon, qui rassemble deux entretiens de 2014, suivis d’un échange de messages. Jean Daive y rapporte quelques événements biographiques et rencontres, et reparcourt plusieurs de ses œuvres majeures et l’évolution de sa pensée. Il évoque ses lectures (encyclopédiques) et les peintres et écrivains qui l’ont particulièrement marqué, ceux qui entreprennent « le franchissement de la peur », la « traversée de la mélancolie », celle de la mort. Ce fils d’horloger reçoit comme une révélation la déclaration de Robert Rauschenberg : « Nous sommes des réparateurs. »

Sur d’autres révélations qui ont eu lieu pour lui grâce à Robert Creeley, il revient : la parole, l’autisme, le roman familial, et l’apport décisif du poème « Cavernes » dans sa réflexion critique. « Au fond, le silence de l’autiste, le mutisme de l’autiste correspondent à un mutisme qui veut parler, qui veut apprendre à écrire, à s’exprimer. » C’est ainsi, dans ces traversées, que le poète se trouve « face à l’instant qui cabosse la langue », celui qui peut contenir « l’infini ».

La couverture du livre reproduit un dessin réalisé par Antoni Tapiès pour Jean Daive : une oreille couverte et entourée de chiffres et de griffures. Les chiffres, ceux du « décompte », du compte à rebours, figurent aussi les nombres du poème ; les biffures révèlent les blessures, les marques et cicatrices, les failles encore ouvertes aussi ; l’oreille du poète (et homme de radio), à l’écoute des autres, ouvre sur l’écriture.

Le poète va « [a]u bout du compte. Au bout du rêve. »

« Écrire est de l’inassurable. La voix est de l’inassurable. Et la poésie : de la délinquance. »

C’est ce qu’affirme Jean Daive, après ce long parcours, poète toujours « révolté », « délinquant impeccable ».

[1]. Voir Cécile Debray (dir.), Les Contes cruels de Paula Rego, catalogue d’exposition (musée de l’Orangerie), Flammarion/Musée d’Orsay, 2018.
[2]. Paul Celan, Partie de neige, trad. de Jean-Pierre Lefebvre, Seuil, 2007.
[3]. Robert Creeley, Dire cela, choix, traduction et présentation de Jean Daive, Nous, 2014.
[4]. Virginia Woolf, Mrs Dalloway, trad. de Marie-Claire Pasquier, Gallimard, 1994.
[5]. Isaac Babel, « Guy de Maupassant », in Histoire de mon pigeonnier, trad. de Sophie Benech, Le Bruit du temps, 2014.

Isabelle Lévesque

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