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« Seule une gauche radicale peut nous sauver »

Article publié dans le n°1035 (01 avril 2011) de Quinzaines

Philosophe et enseignant, Slavoj Žižek a accompli ses études à l’université Paris-VIII auprès de Jacques-Alain Miller et François Regnault, il a récemment signé De la croyance (Jacqueline Chambon). À l’occasion de la parution de Vivre la fin des temps (Flammarion), La Quinzaine littéraire a souhaité sonder le parcours de cet essayiste à la pensée nourrie de paradoxes et de retournements.
Slavoj Žižek
Vivre la fin des temps
Philosophe et enseignant, Slavoj Žižek a accompli ses études à l’université Paris-VIII auprès de Jacques-Alain Miller et François Regnault, il a récemment signé De la croyance (Jacqueline Chambon). À l’occasion de la parution de Vivre la fin des temps (Flammarion), La Quinzaine littéraire a souhaité sonder le parcours de cet essayiste à la pensée nourrie de paradoxes et de retournements.

Omar Merzoug : Comment interprétez-vous ce qui se passe actuellement au sud de la Méditerranée, quel est en somme votre point de vue sur les révolutions arabes ?

Slavoj Žižek : Il y avait toute une série de préjugés sur le monde arabo-musulman et le premier des mérites de ces révoltes est de les dissiper. On prétendait que, pour soulever les peuples arabo-musulmans, deux voies s’offraient seulement : le nationalisme de type nassérien ou le fondamentalisme musulman. Actuellement, on assiste à quelque chose de proprement miraculeux. Un soulèvement purement séculaire, aux noms d’idéaux démocratiques et séculaires, les Frères musulmans n’y ont joué au mieux qu’un rôle marginal. Il s’agit donc d’une révolution clairement démocratique et aux noms d’idéaux universellement partagés. Tout cela vient infliger un cinglant démenti aux partisans du « choc des civilisations ». Il s’agit là, selon les termes d’Alain Badiou, d’un « universalisme transparent » et, j’ajoute, d’un universalisme en pratique. Qu’il me suffise de citer un seul fait qui le montre avec évidence. Il y a quelques mois la communauté copte était victime d’un attentat ; le peuple égyptien donnait l’image d’un peuple divisé, en conflit. Et lors du soulèvement, que voit-on ? Un peuple égyptien rassemblé, uni. On a constaté que musulmans et coptes, insurgés contre le pouvoir de Moubarak, ont accompli une prière commune place Tahrir. Voilà un fait qui contredit les penseurs postmodernes qui prétendent que tout ce qu’on a vu, en Tunisie et en Égypte, n’est plus possible, que toute alternative révolutionnaire a disparu. En outre, il me plaît que les foules révoltées aient exercé à l’encontre de la tyrannie de Moubarak une violence purement symbolique, une violence qui a consisté à occuper des lieux et à ne pas se disperser avant d’avoir obtenu satisfaction. Ce sont des détails qui prennent une importance considérable, dans la mesure où le soulèvement n’a pas pris une forme ou un aspect « populiste-fasciste ». Que disaient les foules rassemblées à la police et aux forces chargées de la répression ? « Vous êtes nos frères, venez nous rejoindre. » L’Occident qui croit les Arabes incapables de mener des révoltes séculaires reçoit le démenti des faits. Maintenant, les angoisses des États occidentaux se focalisent sur les réfugiés, l’immigration clandestine. Soyons sérieux ! Ce n’est que par des révolutions démocratiques que le problème des réfugiés et des clandestins peut trouver une solution satisfaisante. On s’inquiète de plus en Occident de l’antisémitisme et des répercussions de ces révolutions sur les rapports des Arabes avec Israël. Même s’il y a des éléments antisémites dans les pays arabes, ce sont les régimes despotiques qui alimentent l’antisémitisme via la désignation à la haine populaire des boucs émissaires. On sait que dans les provinces égyptiennes, des agents du régime Moubarak, grand ami d’Israël, expliquaient aux populations que les désordres du Caire était le fait d’agents manipulés par Israël. Au contraire, le soulèvement égyptien offre une réelle occasion d’en finir avec l’antisémitisme.

O. M. : Vivre la fin des temps, pourquoi ce titre ?

S. Ž. : Je n’ai pas choisi ce titre pour verser dans une vision apocalyptique des choses digne d’un fakir. Quel est mon diagnostic d’aujourd’hui ? Il y a une anecdote qui est peut-être factice, mais je la trouve belle. Durant la Grande Guerre, il y a un échange de télégrammes entre l’état-major autrichien et l’état-major allemand. Les Allemands disent aux Autrichiens : « la situation est grave, mais pas catastrophique » et les Autrichiens répondent « chez nous la situation est catastrophique, mais pas grave ». On appelle cela, en psychanalyse, la logique du désaveu fétichiste. Il faut prendre le terme d’apocalypse au sens, non de catastrophe, mais de révélation, de mutation de situations. À cet égard, je distingue du reste plusieurs niveaux d’apocalypse. Il est évident qu’au niveau écologique, l’humanité ne peut pas continuer ainsi à détruire les ressources de la planète ; un nouveau type d’action collective est nécessaire. Quand surgit une catastrophe, telle que Tchernobyl, on ne mobilise pas le marché. À un autre niveau, le produit du travail intellectuel est, par nature, d’essence communiste. Dans son concept même, il est communiste. En effet, plus le savoir circule librement, et plus les autres se l’approprient, plus sa valeur augmente. Je reviens à ma vieille thèse : il y a un mouvement de retour du profit à la rente. Prenons Bill Gates, sa richesse ne provient pas du profit. D’où vient-elle ? Elle est issue de Windows qu’il exploite en position de quasi-monopole. Gates s’est approprié une partie de notre champ commun, tout l’appareil des idées et de la communication qui doit être partagé. Et on lui paie une rente pour cela, et ça c’est une situation tout à fait neuve. J’en tire deux conséquences : il ne s’agit plus de l’exploitation au sens marxiste traditionnel et, deuxièmement, le besoin de voir l’État imposer une forme plus soutenue de régulation étatique s’accroît. Je suis en accord avec Sloterdijk là-dessus. Il soutient en effet que le capitalisme asiatique est plus dynamique que le capitalisme occidental. Et je ne crois pas qu’à long terme le capitalisme ait besoin de démocratie. Il peut, me semble-t-il, mieux fonctionner sous un régime autoritaire. En 2009, l’Europe connaissait une crise, Singapour affichait une croissance insolente de 15 %, cette nouvelle constellation de l’économie globale me fait craindre que l’économie marchande ne prospère sous un nouvel autoritarisme.

Ce qui m’inquiète en Europe, c’est l’apparition d’un grand parti monopolistique et du populisme comme seul force d’opposition. Jusqu’à présent il y avait une dualité typique, une tendance centre gauche, une tendance centre droite alternaient dans l’exercice du pouvoir. Aujourd’hui, on a en France l’UMP et, en face, le populisme anti-immigrés. Que se passe-t-il ? La même chose que dans les pays arabes : la disparition de la gauche séculaire. J’ai bien peur qu’on ait le choix seulement entre le libéralisme capitaliste et le fondamentalisme. La tragédie est là. C’est seulement une nouvelle gauche plus radicale qui peut nous sauver.

O. M. : Ne faut-il pas craindre aussi la recherche de « boucs émissaires » comme exutoire à la crise ?

S. Ž. : C’est toujours le cas dans ces situations. Ça c’est la conclusion de mes amis marxistes juifs aux USA. Ils me disent que chaque crise va engendrer un bouc émissaire, un nouvel antisémitisme. Si donc le capitalisme se survit et s’il fonctionne, la gauche s’en portera mieux. C’est beau comme rêve, mais ça ne fonctionne pas. La crise est là et on doit affronter les problèmes. Sans une gauche nouvelle, on risque de verser dans l’antisémitisme, c’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec certains intellectuels qui ont pignon sur rue. Là, j’applaudis Lénine et son Politburo, le seul lieu où la moitié des membres étaient juifs. Mais je me hâte de dire que je ne crois pas dans un parti léniniste demain. À mes yeux, le communisme est le nom d’un problème. Et je n’ai pas une formule claire, je suis pessimiste. Le stalinisme est définitivement mort, mais la social-démocratie est moribonde. Les utopies ne fonctionnent pas : ce rêve de démocratie immédiate, directe, de soviets est creux comme les faits l’ont montré : faillite de la révolution culturelle en Chine, les protestations de Porto Allegre sont vaines. On doit faire preuve d’invention.

Omar Merzoug

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