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Une part de l’ombre

Article publié dans le n°1035 (01 avril 2011) de Quinzaines

 Les plus profondes vérités se trouvent dans les ténèbres, là où le regard se déjoue, où les mots manquent parfois. Ce sont les territoires que le roman noir américain explore depuis près d’un siècle avec une rigueur extrême. 
Joe Gores
Spade & Archer. Une histoire avant l’histoire du Faucon Maltais de Dashiell Hammett (Spade & Archer. The prequel to Dashiell Hammett’s The Maltese Falcon) (Rivages)
Dashiell Hammett
Coups de feu dans la nuit. L’intégrale des nouvelles (Night shots) (Omnibus)
James Ellroy
La malédiction Hilliker (The Hilliker’s curse) (Rivages)
 Les plus profondes vérités se trouvent dans les ténèbres, là où le regard se déjoue, où les mots manquent parfois. Ce sont les territoires que le roman noir américain explore depuis près d’un siècle avec une rigueur extrême. 

Le laboratoire du noir

L’impression de s’immerger dans la matière brute d’une œuvre est un sentiment rare, étrangement satisfaisant. Les sensations qui accompagnent la découverte de l’intégralité des nouvelles d’Hammett semblent devoir enivrer le lecteur, lui donnant l’impression de toucher à un noyau, de décomposer une œuvre jusqu’à ses fibres les plus élémentaires, d’en saisir les articulations essentielles, d’en redécouvrir les charmes vénéneux, réactivant toute l’expérience d’un corpus antérieur, ce que nous avons déjà lu, faisant s’approfondir des manières de sillons dans le champ de l’œuvre. Et ici de quelle œuvre ! L’une des plus marquantes de la littérature américaine d’avant-guerre, de celles qui définissent des normes et imposent des vues et des moyens qui ne cessent d’irriguer un genre.

Dashiell Hammett a, en un peu plus de dix ans, produit une œuvre qui ne cesse de hanter les imaginaires, de dériver sur toutes les parts du roman noir américain – depuis Chandler ou McCoy jusqu’à Ellroy ou même Wim Wenders (1). Il porte en quelque sorte un génome littéraire. L’un des intérêts majeurs de Coups de feu dans la nuit est de le décomposer, de le mettre à nu, exhibant, dans sa chronologie même et son exhaustivité, une sorte de laboratoire dans lequel se mettent en place à la fois des structures, des figures et un style exceptionnel. Hammett s’impose par la vérité évidente de ce qu’il donne à voir, par la démesure de ce qui ne s’explique pas.

La lecture de ces nouvelles écrites de 1922 à 1934 révèle avec une grande clarté les manières d’Hammett qui élabore peu à peu cette sorte d’extériorité pure et mystérieuse qui fait voir les choses avec une brutalité terrible, faisant de l’intériorité des personnages de purs signes qu’il faut déchiffrer. Il est un écrivain du dehors, de la nomination éclairée, de l’action. Ce bouleversement est servi par une écriture presque parfaite dont cette anthologie laisse entrevoir la constitution et l’évolution (qui le porteront vers les romans majeurs de la fin des années vingt), s’établissant comme une sorte de laboratoire stylistique, thématique et structurel de l’œuvre (2).

Tout peut y être enfin vu dans une certaine continuité, nous pouvons y percevoir une progression, la façon dont s’imposent des motifs qui reviennent sans cesse – les figures de détectives qui s’affineront jusqu’à Spade et les personnages de L’Introuvable ou de La Clé de verre, les influences de la direction de Black Mask (3) qui le pousse vers l’action et la violence (que lui reprochera Blanche Knopf), le passage d’une certaine forme morale à un détachement paradoxalement émouvant, le tout entrepris par une forte dynamique ironique qu’il semble bon de souligner. Dans ce laboratoire, se lit tout de l’évolution de l’écrivain, depuis l’épure stylistique jusqu’à la manière de penser les structures archétypiques d’un genre. Nous découvrons en somme in vivo la méthode d’Hammett.

La forme d'un héros

Étrangement, et contre tout ce que nous pourrions penser, Joe Gores n’est pas un pasticheur. Ou du moins, pas seulement. S’il est évident qu’il maîtrise avec virtuosité l’imitation du style d’Hammett, il s’attache surtout, en nous donnant à voir ce qu’était la vie de Sam Spade avant qu’il ne résolve de la manière que tout le monde sait l’affaire du Faucon maltais, à la puissance d’une œuvre, à ses dimensions et à la nature même du héros, laissant entrevoir la façon dont ces figures émergent du chaos des œuvres.

Gores se livre à un exercice périlleux et il faudra achever la première partie du récit pour comprendre que nous ne sommes pas confrontés à un simple jeu d’imitation mais bien au contraire à une réflexion profonde sur l’écriture d’Hammett (et plus largement d’un genre), sur la nature de ses héros, sur les mécanismes de la fiction. Au-delà d’un hommage sincère, il révèle la puissance fictionnelle de l’œuvre et s’attache à disséquer ce qui conduit à la réalité qui préside au roman d’Hammett. Il décompose en quelque sorte ce qui constitue sa marque, ce réel froid, dur, immédiat et inexpliqué auquel il confronte le lecteur dans son livre, comme il désenchevêtre la genèse d’un héros qui ne semblait pas en être un. En reconduisant des mécanismes qu’il analyse dans une temporalité antérieure, Gores en célèbre la puissance fictionnelle de manière paradoxale, semblant obéir à ce dialogue entre Spade et son avocat lorsque ce dernier lui dit, « C’est une explication qui n’explique pas tout » et qu’il lui répond, « Comme c’est souvent le cas ». Et James Ellroy, préfacier du roman, a sans doute raison lorsqu’il affirme qu’« à présent nous en savons juste assez ».

Une autre part de l'ombre : la lumière

Toute l’œuvre de James Ellroy semble marquée du sceau d’une malédiction énigmatique. Son déploiement s’apparente à une réparation, cette expérience ultime qui se déroule mystérieusement dans les ténèbres de l’Histoire et de la violence. Elle conforme une analyse implacable des raisons du mal, transfigure la matière historique et la réordonne selon des modalités secrètes. L’aventure littéraire d’Ellroy est assurément obscure.

En 1996, James Ellroy confiait le lourd secret de son existence en réfléchissant l’assassinat de sa mère et les liens terribles qui, irrémédiablement, les ont liés, comme deux fantômes cheminant côte à côte (4). Il lui fallait évidemment revenir, au nœud terrible qui le lie à cette femme disparue alors qu’il avait à peine dix ans et que, dans sa colère d’enfant un peu pervers, il avait maudit. Il lui fallait faire le récit du manque fondamental, réfléchir ses conséquences et le poids que cette relation impossible a fait peser sur son existence et ce qu’il écrit furieusement.

Pourtant, La Malédiction Hilliker (5) ne constitue pas une simple redite ou un approfondissement, mais conforme l’intimité d’un grand écrivain, sa biographie chaotique et le rapport qu’il entretient avec les autres. Les femmes surtout qu’il n’a cessé de regarder depuis l’enfance de manière presque pathologique, avec qui il n’a su longtemps avoir que des relations de conflits et de prédation tout en se sentant condamner à les protéger, car sur lui pèse la malédiction qu’il a proférée et qu’il doit conjurer quel que soit le prix à payer – et ce prix, c’est l’œuvre, l’écriture, la recherche de structures narratives qui lui permettent de survivre, de se supporter et de découvrir la beauté extravagante et inaccessible des femmes.

La mère appelle toutes les femmes qui ne sont jamais Elle, puisqu’elles sont Elles. Ellroy signe un récit autobiographique, d’une pudeur impudique, faisant se confronter cette inadéquation fondatrice à la réalité d’une vie qui semble être paradoxalement à la fois une quête infinie et un enfermement inéluctable. Ellroy, comme bouleversé, raconte une solitude inimaginable. La faille de l’homme est enfin assumée, proférée, déclinée suivant des mouvements presque musicaux, se reprenant et entretissant toujours les mêmes accords dissonants, rejouant le même trouble toujours (6). Le romancier raconte sa vie, depuis son enfance jusqu’à l’âge mûr, confiant avec une sorte d’honnêteté farouche son obsession du Regard, ses expériences voyeuristes, le rapport qu’il entretient avec les autres et qui s’apparente à une prédation infinie et maladive, son obsession du contrôle, son incapacité à ne pas fantasmer, à se figurer l’autre sans jamais pouvoir l’atteindre.

L’histoire de sa vie semble celle de son propre salut. Car, au travers de l’analyse de ses liens avec cette mère fantomatique et du poids qu’elle fait peser sur lui, il raconte ses tentatives pour accéder à l’Autre, ces trois femmes qui lui ont donné le courage de vivre et de se confronter à lui-même – Joan, Helen et Erika. La Malédiction Hilliker est un merveilleux récit de l’amour et de ses contraintes, du désir ardent et de ses empêchements, de l’envie de vivre et de la pulsion de mort. C’est aussi la confession d’un formidable écrivain qui pour la première fois nous laisse entrevoir les clefs de son univers et de son travail (7), qui laisse transparaître ce qui se trouve derrière la puissance d’une œuvre essentielle. Avec ce livre important, il fait le récit de la libération tendre et apaisée d’une « divinité fictive », conjure sa part d’ombre, semblant découvrir d’autres possibles, une autre voie. Après n’avoir cherché qu’Elle, il a enfin trouvé les Autres, et surtout celle qui lui « ordonne de sortir de l’ombre et de (s’)avancer en pleine lumière ».

  1. Nous pensons à son film Hammett (1982) écrit par Joe Gores.
  2. Une question se pose néanmoins : contrairement à l’anthologie des romans de Hammett (Gallimard, coll. « Quarto », 2010), les éditions Omnibus ne proposent pas de nouvelles traductions (excepté neuf inédits). Ce choix s’explique par le travail préalable dans les années quatre-vingt de Jean-Claude Zylberstein et les différences de traitement des traductions des nouvelles par rapport aux romans qui avaient subi des coupes et des modifications nombreuses.
  3. Revue mythique dans laquelle beaucoup d’auteurs majeurs firent leurs débuts. La disposition chronologique des nouvelles en souligne bien les failles, depuis les commencements assez spectaculaires et très maîtrisés jusqu’aux grands textes de la dernière période en passant par des textes écrits dans l’urgence, par nécessité et d’une qualité moindre.
  4. Dans l’un de ses plus beaux livre : Ma part d’ombre, Rivages, coll. « Rivages Noir ».
  5. Du nom de sa mère : Geneva Hilliker Ellroy.
  6. Il écrit de très beaux passages sur sa passion pour Beethoven.
  7. Il y a dans ce livre des passages passionnants et indispensables pour qui s’intéresse à l’histoire de l’œuvre d’Ellroy, sur la manière dont il envisage son écriture et son évolution (en particulier sur le plan stylistique).

[ Extrait ]

Le nombre importe peu. Il ne s’agit pas d’un recensement, d’une liste griffonnée sur un bloc-notes ni d’une rodomontade. Les statistiques dénaturent l’intention et la signification. Mon bilan est donc ambigu. Copines, épouses, rencontres d’un soir, partenaires rétribuées. Dans les premiers temps, des filles chastes. Par la suite, une rafale de succès flatteurs. Dans mon cas, la quantité ne veut pas dire grand-chose. Et le contact ultime encore moins. Dès le départ, j’étais un spectateur. L’accès visuel était pour moi synonyme de conquête. La Malédiction a fait mûrir mes dons de narrateur. Auparavant, mon regard de voyeur les avait affûtés. Avec trente ans d’avance, le gamin que j’étais a vécu une version pour mômes des vies tordues de mes héros. 

Nous regardons. Nos globes oculaires abolissent les distances et nous tournons en orbite. Nous reluquons les femmes. Nous sommes en quête de quelque chose d’énorme. Mes héros ne le savent pas encore. Leur créateur encore vierge n’en a pas la moindre idée. Nous ne savons pas que nous déchiffrons des personnages. Nous regardons afin de pouvoir un jour cesser de regarder. Nous avons désespérément besoin des valeurs morales d’une certaine femme. Nous La reconnaîtrons lorsque nous La verrons. En attendant, nous continuerons de regarder. 

Un document témoigne de ma fixation précoce. Il est daté du 17 février 1955. Il précède de trois ans la Malédiction. C’est un tirage sur papier Kodak en noir et blanc, qui représente un terrain de jeu. 

Une cage à poules, deux toboggans et un bac à sable encombrent le premier plan. Je suis debout, seul, sur la gauche. J’ai l’air d’une grande perche, les cheveux en bataille. Il est évident que je suis un gamin perturbé. Quelqu’un qui ne me connaît pas me classerait tout de suite môme à problèmes qui en bave tous les jours. J’ai des yeux de fouine. Ils sont braqués sur quatre fillettes, qui forment un groupe sur la droite de l’image. La photo regorge d’enfants qui jouent allègrement avec divers objets. Mais moi, je suis recroquevillé sur moi-même, absorbé par mon examen. J’observe ces gamines avec une intensité ahurissante. À cinquante-cinq ans de distance, je vais relire mes propres pensées. 

Ces quatre filles préfigurent l’Autre. Je suis un jeune luthérien pieux. Il ne peut y en avoir qu’une. Est-ce elle, elle, elle ou Elle ? 

Je crois que c’est ma mère qui a pris cette photo. Un adulte impartial aurait recadré la scène pour en exclure le gamin caractériel. Jean Hilliker à 39 ans : teint pâle et cheveux roux, noués derrière la tête avec la raie au milieu – mes traits et mon regard intense, avec une grâce sûre d’elle-même que je n’ai jamais possédée. 

La photo décore un rebord de fenêtre. J’étais encore trop jeune pour rôder à ma guise et coller mon visage au carreau. Mes parents se séparèrent un peu plus tard cette même année. Jean Hilliker obtint le droit de garde. Elle obligea mon père à faire sa valise et l’envoya crécher dans un appartement minable à quelques pâtés de maisons plus loin. Je me tirais en douce pour lui rendre de petites visites. Sur le chemin, les buissons trop hauts et les stores baissés me bloquaient la vue. Ma mère m’apprit que mon père l’espionnait. Elle le sentait. Elle me dit qu’elle avait trouvé des traces de doigts sur la vitre de sa chambre. J’ai lu le dossier de divorce des années plus tard. Mon père y avouait ses activités de voyeur. Il les justifiait par son désir de dénoncer l’immoralité intrinsèque de ma mère. 

Il l’avait vue faire l’amour avec un homme. Sur le plan légal, cela ne justifiait pas sa présence derrière la fenêtre de ma mère. Les fenêtres étaient des balises. Moi, le gamin détraqué, je le savais déjà alors que je me ruais vers la Malédiction. Et c’est moi qui devais, dix ans plus tard, m’introduire chez des gens en passant par les fenêtres. Mais moi, je savais comment ne jamais laisser de traces. C’est grâce à mon père et ma mère que j’avais appris cela.

James Ellroy, La Malédiction Hilliker, © Rivages.

Hugo Pradelle