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Le domaine mort

Article publié dans le n°1062 (01 juin 2012) de Quinzaines

Lobo Antunes nous plonge au cœur d’un univers dans lequel ne se trouve nul réconfort, où tout se perd dans les remous de consciences déchirées entre passé et présent, innocence et culpabilité. Augmentant encore sa puissance verbale, il pousse très loin le démantèlement du langage pour dire la violence omniprésente et la perte radicale qui destine les êtres à s’égarer éternellement.
Antonio Lobo Antunes
La nébuleuse de l'insomnie
Lobo Antunes nous plonge au cœur d’un univers dans lequel ne se trouve nul réconfort, où tout se perd dans les remous de consciences déchirées entre passé et présent, innocence et culpabilité. Augmentant encore sa puissance verbale, il pousse très loin le démantèlement du langage pour dire la violence omniprésente et la perte radicale qui destine les êtres à s’égarer éternellement.

Le dernier roman de Lobo Antunes semble se rétracter, se ramasser autour d’une voix plus singulière et d’un lieu, entre incarnation et abstraction, qui semblent, dans un même mouvement, dévorer le temps, l’espace et les êtres qui hantent le monde plus qu’ils ne le peuplent. Tout semble devoir y disparaître lentement, ruiné. Tout revient à la primordialité, l’élémentaire, la sauvagerie essentielle. La Nébuleuse de l’insomnie tourne autour d’un « domaine mort », vaste propriété agricole fondée par un homme brutal et autoritaire qui ne finit pas de perdre sa splendeur et s’étiole, désormais à l’abandon, n’en finissant pas de s’écrouler. En ces lieux jadis prospères et fertiles, « tout est vieux même les arbres au-dehors, l’immobilité des milans, le même vent et les mêmes sons », il y règne « ce silence qui stagne, les heures qui se répètent sans jamais avancer » et qui enclôt dans une inaltérable répétition ceux qui y survivent, égarés entre la nostalgie de ce qu’ils ont pu être et le ressassement de leur fautes impardonnables.

Sur ces terres, enfermée dans ce domaine, comme coupée du monde extérieur, a vécu une famille, ou plutôt une tribu, anciennement puissante et désormais reléguée à sa propre nullité et confrontée à sa disparition lente et douloureuse, dont seuls demeurent quelques membres fantomatiques et impuissants. Traversant le temps, faisant fi de qui est vivant ou mort, puisque cela ne semble pas avoir grande importance, tant les époques se mêlent dans le discours que l’on essaie de suivre en tâtonnant pendant de longues périodes, apparaissent et disparaissent tous les habitants du domaine qui semblent devoir sans fin expier la honte qui les ronge dans le silence brûlant.

Il y a, bien sûr, le fondateur du domaine, patriarche atrabilaire et violent, ce « squelette » avec « un bouton de cuivre lui fermant le cou » qui, avec l’aide aveugle de son contremaître, dirige tout d’une main de fer, violentant ses métayers, abusant des domestiques dans un placard malodorant, insultant les uns et les autres au gré de ses humeurs mauvaises. Dans l’ombre, la grand-mère – occupée par « la maladie de ses mains » qui fait trembler sa tasse sur la soucoupe, et qui, au fil du texte, en un leitmotiv ahurissant, écorche des lapins – n’en finit pas de disparaître lentement, ressassant une historiette amoureuse lointaine ; le père qui ne pense qu’à fuir le domaine sans jamais y parvenir et demeure enfermé dans le ressassement de son impuissance ; la mère qui couche avec le commis rapportant du dehors « une autre odeur dans son odeur, une autre couleur dans ses yeux » ; le frère, ce « clown » qui un jour « dirigera tout ça », « gérant des cendres et des herbes », figure grotesque récurrente qui porte sur ses épaules toutes les ambitions de l’ancêtre qui sent la ruine venir, pressentant que « son temps était fini et avec lui celui du domaine ».

Tous se croisent et se recroisent dans la longue histoire de la famille ponctuée de brutalités incroyables, jaillissantes et inhumaines, qui font de ce territoire étrange l’espace où des crimes se répètent sans cesse, où la domination s’affirme sans la moindre pudeur ou restriction, où les instincts des puissants ravalent les humbles au rang de bêtes. Au hasard de ces péripéties violentes – lorsqu’on tire sur le curé, que l’on fracasse la cheville d’un employé qui s’enfuyait, que l’on maltraite des femmes ou que l’on se donne la mort –, des figures voisines s’agrègent à ce microcosme en voie de dégénération : le commis, véritable père du narrateur, le contremaître, la tante Maria Adelaide. Tous vivent en vase clos sur le territoire du domaine, comme dévorés par ce lieu. Tous sauf le narrateur, autiste qu’ils ont fait enfermer dans un asile, et qui, depuis cet autre lieu, tout aussi effrayant et brutal, dans l’espace entre les visites qu’ils consentent à lui faire, saisis par un dégoût que l’apostrophe du grand-père résume si bien, « l’idiot », ressasse sa vie passée, des bribes de souvenirs qu’il relie mal entre eux, reprenant à son compte, comme si ses mots propres lui faisaient défaut, rongé par une sorte de délire de la persécution, des fautes plus ou moins fantasmées, hanté par le secret de ses origines bâtardes, l’inceste qui définit presque sa parentèle abjecte, fouillant sans relâche le passé, le mêlant au présent, confondant tout, les causes et les conséquences, s’accrochant à la fois à ses souvenirs et aux photographies qu’il regarde obstinément lorsqu’on le reprend à la maison et que la ruine est définitivement acquise.

« Ne cherchez pas à m’égarer, vous n’y arriverez pas, j’ai la maison, les portraits, les bonnes de la cuisine, ce que j’ai rassemblé au fil des ans (…) vous ne pourrez pas me les voler et le vent mes amis, le vent moins que tout qui me tourmente (…) ce que je me suis fabriqué pied à pied pour me défendre de vous », ce langage qui le protège en même temps qu’il l’égare, ce qu’il essaie de relier, de recoller, comme des morceaux de photos déchirées en un soliloque troublant et imprécatif. Entre eux et lui ne demeure qu’un « nœud de silence » que doit combler la réinvention du monde passé, de ses phénomènes qui peu à peu s’abîment dans leur répétition insensée. Dans le corps de son discours (les deux premières parties extrêmement instables) que viennent compléter cinq chapitres composés des monologues des protagonistes centraux, les mots, les personnages, les époques semblent devenus autant d’archipels autonomes et voisins que l’écrivain ne cesse d’explorer par mille retours et confusions, passant perpétuellement des uns aux autres, déréglant le sens du langage, bouleversant sa nature, contrecarrant ses usages et ses conventions, pour nous égarer plus avant dans le dessous des choses, nous épuiser dans le labyrinthe du monde et des voix incertaines qui le définissent, pour dire, avec une force inouïe la grandeur de l’univers et la petitesse de l’humanité, la violence qui sourd de chaque individu pour ruiner la beauté immémoriale des choses de la nature.

La figure de l’idiot permet à Lobo Antunes de définir l’élaboration d’une langue – c’est assurément une manière de réflexion sur l’œuvre entière, sa progression, sa complication extrême –, de plonger au cœur de « ce que je voulais dire mais que je n’arrive pas à dire », de réfléchir les mécanismes de réplication et de redites qui ordonnent sa voix, la portent comme autant de sursauts qui redéfinissent sans cesse les mêmes éléments pour les faire se déployer sans fin, voix emportées par le vent que l’écho rabat vers nous comme dans un cauchemar. Il décrit ainsi, par les moyens du désordre, une communauté désarticulée, abâtardie, qu’un langage contaminé par la faiblesse de ses membres ne peut presque pas dire dans son ordre naturel. Il lui faut se défaire de la logique, de la temporalité pour exister, trouver un espace propre et résonner sans fin. La Nébuleuse de l’insomnie, sorte de mauvais rêve interminable, affirme la crainte et le désarroi d’une disjonction entre l’identité et les discours, sorte de partition du réel qui se fracasse sur la rive des mots. Dans ce roman, sans doute le plus faulknérien, l’un des plus brefs depuis longtemps, Lobo Antunes semble concentrer et ramasser ses moyens, les troubler plus encore dans la densification d’un langage parfois à la limite du compréhensible. Il opacifie, perturbant plus encore la lecture, la désarticulant à l’extrême, reportant toujours plus loin, comme dans l’affaissement du souffle, ses objets successifs. Dans ce livre, tout périclite, et Lobo Antunes fait de la ruine le mouvement de la langue, son sens même, comme si les identités irrémédiablement se perdaient, que la matière de la vie se malaxait sans fin, que le temps se déformait, pour produire un long chant gorgé de saudade sur la violence monstrueuse des êtres les uns envers les autres et le terrible sentiment d’irréalité qui les habite.

Hugo Pradelle

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