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Sortie de scène

Article publié dans le n°1048 (01 nov. 2011) de Quinzaines

À la page « Du même auteur », désormais, on trouve un classement des romans et autres textes de Roth. Le Rabaissement y figure avec Un homme et Indignation, sous l’intitulé « Némésis : courts romans ». Némésis, dit-on, est cette déesse grecque qui personnifie la loi morale et réprouve tout excès. Elle est la déesse de la vengeance. Mais qu’aurait donc fait Simon Axler pour mériter un châtiment ?
Philip Roth
Le rabaissement
À la page « Du même auteur », désormais, on trouve un classement des romans et autres textes de Roth. Le Rabaissement y figure avec Un homme et Indignation, sous l’intitulé « Némésis : courts romans ». Némésis, dit-on, est cette déesse grecque qui personnifie la loi morale et réprouve tout excès. Elle est la déesse de la vengeance. Mais qu’aurait donc fait Simon Axler pour mériter un châtiment ?

Le Rabaissement est donc un roman court, presque une nouvelle, un texte clos sur lui-même, sans arrière-plan historique contrairement à Indignation ou aux grands romans que l’auteur appelle « Les livres de Zuckerman ». C’est un roman qui commence sur un constat d’échec et se termine sur un triomphe posthume, grâce à un effet de mise en scène, une sortie comme seuls les grands acteurs savent les faire. Or Axler, à un peu de plus de soixante ans, est un grand acteur. Il a interprété les rôles les plus fameux mais, comme le dit l’incipit, « Il avait perdu sa magie ». Les premières pages montrent donc un homme désemparé, ayant perdu l’instinct de la scène, ce sens si rare qui lui permettait de tout jouer sans avoir besoin de penser. Au premier acte de ce roman en trois temps, Axler renonce à sa carrière, se fait hospitaliser pour une dépression et retrouve un vague goût à la vie. Au deuxième acte, une sorte de rédemption ou de rémission, chacun jugera, il est l’amant de Pegeen, une femme de vingt-cinq ans plus jeune que lui, fille d’acteurs avec qui il a autrefois travaillé. Pegeen est lesbienne, elle a connu un gros échec amoureux et tous deux semblent connaître le bonheur malgré les menaces qui pèsent sur eux. Au troisième et dernier acte, Pegeen quitte Axler et le titre du roman prend tout son sens : le vieil acteur connaît ce rabaissement qu’il craignait tant depuis le début.

Le Rabaissement est une construction parfaite grâce à ses jeux d’échos et ses parallèles. C’est aussi un roman sur la dépression, le malaise, et donc le ressassement. Le narrateur joue souvent sur la répétition d’un même mot, d’un même verbe comme pour rendre la nasse dans laquelle les êtres sont pris. Mais l’essentiel est sans doute dans ces motifs qui reviennent ou ces personnages qui s’annoncent les uns les autres. Ainsi, dans l’hôpital, Axler devenu suicidaire rencontre Sibyl, une jeune femme (elle a l’âge de Pegeen ou presque) qui veut se venger de son mari, surpris lors d’attouchements sur leur petite fille. Axler la sauve de la désespérance en accordant crédit à ce qu’elle dit, alors que tout le monde, et surtout son mari, met en doute ce qu’elle a surpris. Plus tard, elle sera une première incarnation de cette Némésis qui se fait justice.

Axler lui-même est sauvé de la solitude par Pegeen, cette enfant qu’il a tenue dans ses bras et qui a voulu le retrouver à l’âge adulte. La jeune femme est redoutable. Elle est séduisante, aime séduire et semble reconstruire son existence amoureuse en conquérant, après avoir connu l’abandon de sa compagne Priscilla. Elle mène la danse avec Axler, le conduit dans des jeux érotiques avec des partenaires de rencontre, des jeunes femmes dont on ne sait jusqu’à quel point elle les aime ou les livre à son amant. Elle a rompu avec Louise, sa précédente compagne, et celle-ci ne s’en remet pas.

Louise est la deuxième Némésis. Elle n’accepte pas l’abandon, cherche à se venger, menace, dénonce. Peut-être est-elle responsable de la rupture entre Pegeen et Axler. C’est du moins ce qu’il croit. On peut aussi penser que tout était joué d’avance, contenu dans la première phrase du roman, ou plutôt dans ce qui est la véritable Némésis : le temps qui passe et qui défait ou détruit. Axler ne peut plus monter sur scène, il souffre de la colonne vertébrale, il sait que les possibilités de devenir père à son âge sont minimes. Il est seul, semblable à cet opossum découvert un matin d’hiver, qui barricade de six morceaux de bois l’entrée de son refuge. Il n’a pas d’explication au départ de son amante et la jalousie qu’il éprouve envers Tracy, avec qui Pegeen a connu quelques instants torrides, n’est que le révélateur de ce qui ne peut plus être. De cela, l’emploi du conditionnel, la présence des phrases interrogatives, le ressassement de mêmes idées noires est la marque dans l’écriture.

On lira Le Rabaissement dans la suite d’Un homme et d’Indignation. Le premier roman cité montrait l’échec personnel sous la réussite professionnelle, le second racontait l’histoire d’un jeune homme qui veut se tenir droit, rester fidèle à ce qu’il est, et qui en meurt. Le Rabaissement est peut-être plus noir encore, plus ambigu aussi, à travers le personnage de Pegeen. L’échec est là, inéluctable tant sur le plan artistique que sur le plan sentimental. On ne peut se re-créer et la médecine – comme le montre l’épisode chez le docteur Wan – vous donne peu de chances de rêver à une postérité. Quand le rideau tombe, on peut seulement espérer quelques applaudissements.

Norbert Czarny