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Une singulière frustration

Article publié dans le n°1048 (01 nov. 2011) de Quinzaines

Le dernier livre de Richard Yates (1926-1992) est un roman subtil, comme une épure. Il s’y déploie les mêmes enjeux toujours redits, les mêmes obsessions, le même désarroi. Une réflexion triste et forte sur ce que les êtres ne font pas d’eux-mêmes et leurs désespérants fourvoiements.
Richard Yates
Un été à Cold Spring (Cold Spring Harbor)
Le dernier livre de Richard Yates (1926-1992) est un roman subtil, comme une épure. Il s’y déploie les mêmes enjeux toujours redits, les mêmes obsessions, le même désarroi. Une réflexion triste et forte sur ce que les êtres ne font pas d’eux-mêmes et leurs désespérants fourvoiements.

Richard Yates fait partie de ces écrivains du même qui, par déclinaisons successives, de livre en livre, creusent et travaillent une matière qu’ils font se déployer et se répéter pour établir des formes différenciées qui obéissent pourtant à des principes similaires, s’épurant de plus en plus pour ne demeurer que dans une nudité effarante. Nudité d’une trame qui se resserre fortement, d’une langue semblant obéir à un principe de réduction, de simplification, conformant un roman bref, intense, presque plat, qui en quelque sorte condense les thèmes récurrents de ses livres et, à la manière d’une conclusion épiphanique, les rassemble avec une fermeté profondément remarquable. 

Les personnages des livres de Yates – des époux Wheeler qui peu à peu se déchirent, aux sœurs Grimes et à la multitude de personnages de son très beau recueil de nouvelles qui eux aussi se débattent dans le rien de vies qui s’abîment dans une solitude infiniment déclinée (1) – ne font que se représenter à eux-mêmes, se jouer, dans le creux de leur conscience mal établie, une comédie triste et contrefaite qui semble devoir durer toujours. L’œuvre de cet écrivain américain majeur (2), derrière les apparences d’une simplicité qui pourrait donner le pire du roman sentimental ou psychologique, semble vouloir, de la façon la plus simple et la plus évidente possible, analyser les raisons d’êtres comme égarés, au bord d’eux-mêmes, dans une société qui leur impose des images et les fait comme tourner autour pour ne jamais se trouver vraiment. Yates s’obstine à rechercher les raisons de ces personnages et à réfléchir la confrontation qui les pousse à se faire du mal, tout en ordonnant un rapport au monde et à une société d’abondance dominatrice conçu comme une irrémédiable frustration. 

Un été à Cold Spring, en une langue comme ramassée sur elle-même, précise, douce et implacable à la fois, reprend, avec une manière d’obstination pour la clarté, les mêmes processus, les mêmes éléments, comme s’ils étaient parfaitement inaltérables et nécessitaient un dépliement continu. C’est une histoire « d’impasse », de fourvoiements, de choix dictés par la passivité et les illusions qui la font supporter, d’échecs qui ne trouvent que peu de compensations et laissent les personnages égarés comme au-dehors d’eux, confinés dans des projections et des rêves qu’ils s’obligent à poursuivre. Ainsi vit Evan Shepard, jeune homme marié trop jeune qui se rêve ingénieur et ne demeure qu’ouvrier, vivant une vie rétrécie, manière de double de celle d’un père insatisfait, où seule la conduite lui procure un sentiment de liberté. « Il frappait le volant, encore et encore, n’arrivant pas à croire que son chemin était si bien tracé et qu’il n’y aurait pas moyen de le faire dévier alors qu’il n’avait pas encore dix-neuf ans. » Il lui faut échapper à ce destin trop droit, à l’enfermement de ses propres conditions, à ses obligations. Il croira trouver une forme d’échappatoire en séduisant, après son divorce, Rachel Drake, une jeune fille « singulière : maigrichonne et douce, avec ce regard magnifique des êtres qui s’éveillent à la vie » à qui il fera un enfant tout en acceptant de vivre une « cohabitation artificielle » avec sa mère, femme instable dont la seule caractéristique claire est une forme extrême d’« avidité », et son frère qui s’extrait péniblement d’une adolescence morne. 

Evan tentera alors d’être lui-même « au sein de ce petit matriarcat », s’enferrant dans ses propres désirs et ses contradictions jusqu’à une sorte d’atavisme et de haine rentrée, pendant que tout ce petit monde joue à être heureux ensemble. Yates excelle à faire sourdre le malaise derrière les apparences d’une vie américaine bien rangée, à la limite de la caricature, articulant, comme toujours, le trouble que ressentent les individus face à leur vie et les représentations d’une société tout entière tournée vers sa propre affirmation de puissance. Nous retrouvons la tension qui s’exerce entre le masculin et le féminin, l’amour et la domination, l’ambition et son empêchement plus ou moins volontaire, le désir d’émancipation, de liberté économique et une conception profondément puritaine du monde et des rapports humains, entre le sentiment et la sexualité, les actes et les paroles… 

Pourtant, ce qui frappe le plus demeure la prodigieuse complexité que Yates arrive à décrire, avec une subtilité et une audace qui se dissimulent derrière un apparent classicisme, décortiquant les rebours des volontés humaines, les échecs et les frustrations qui conditionnent l’existence. Evan se demandant à la fin du roman s’il est « possible qu’aucun être ne soit vraiment en mesure de déterminer ses vrais motifs ». Les personnages ne s’occupent ainsi qu’à se justifier, à se faire accroire que ce qu’ils sont équivaut à leurs désirs et que ce qu’ils manquent de vivre ne consiste qu’en une agression extérieure. Ils semblent ainsi choisir une vie et s’y conformer, alors qu’ils ne cessent de regretter ce qu’ils ne parviennent pas à être, blâmant les autres de cet empêchement existentiel, alors qu’en fait il ne font que « jouer » à vivre, s’abîmant dans des représentations fausses d’eux-mêmes, égarés entre une terrifiante haine de soi et une profonde amertume. Yates s’intéresse à une forme extrême de la frustration, comme renversée, qui contamine toutes les strates de l’existence et enferme les êtres – Evan, son père, sa mère alcoolique, Rachel qui surjoue sa maternité, etc. – dans un mécanisme d’une perversité inouïe consistant en une fausse acceptation de sa condition qui n’est finalement qu’un trop long remords, une manière de projection de soi et de ses désirs sur un monde incompatible dont ils choisissent alors de se détourner, le rejetant dans une forme effrayante de déni, confondant les causes et les conséquences, désorientés jusqu’à ne plus rien pouvoir faire que de renoncer et d’accepter, tristes et frustrés, la médiocrité de tout.

  1. Les livres auxquels nous pensons : La Fenêtre panoramique (Revolutionary Road) son premier et plus célèbre roman (1961) adapté par Sam Mendes au cinéma, Easter Parade (1976), Onze histoires de solitude, un recueil de nouvelles, tous disponibles en « Pavillons ». 
  2. Malgré un succès limité, Yates a tout de suite été reconnu comme un écrivain important. Carver, Styron, Vonnegut, et plus récemment Richard Ford ou Stewart O’Nan font partie de ses admirateurs.
Hugo Pradelle

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