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Sous le ciel indifférent

Article publié dans le n°1090 (01 sept. 2013) de Quinzaines

Tout commence en 1964, comme un fait divers. Un jeune homme enlève celle qu’il aime, dans une banlieue de Beyrouth. Il voudrait l’épouser et n’a pu obtenir sa main de son père. Après quelques heures de confusion, le père a gagné raison et les amants se séparent à jamais.
Charif Madjalani
Le dernier seigneur de Marsad
(Seuil)
Tout commence en 1964, comme un fait divers. Un jeune homme enlève celle qu’il aime, dans une banlieue de Beyrouth. Il voudrait l’épouser et n’a pu obtenir sa main de son père. Après quelques heures de confusion, le père a gagné raison et les amants se séparent à jamais.

On est dans un pays de Méditerranée, le berceau de la tragédie. Sous ces cieux-là, les questions d’honneur et celles d’allégeance n’ont pas varié depuis les temps anciens. Si Hamid, le jeune homme, et Simone Khattar, fille de Chakib, ne peuvent vivre ensemble, ce n’est pas seulement parce qu’elle est la fille d’un seigneur et qu’il n’en est que le régisseur, c’est aussi parce qu’un secret, dont le narrateur donnera peu à peu la clé, unit Hamid et Chakib Khattar. Il faudra attendre le dénouement du roman pour savoir toute la vérité sur ce jeune homme que Chakib ne pouvait considérer « comme » son fils.

Le Dernier Seigneur de Marsad raconte les origines et la fin d’un règne, au Liban. Chakib Khattar aura gouverné en maître absolu sur ce quartier au sud de Beyrouth, comme il aura régné sur le domaine agricole de Kfar Issa, parmi les champs et les vergers. Il aura tout sacrifié pour rester le maître, et, comme le constate à la fin du roman le narrateur qui ne l’aimait guère, « les hommes comme lui ne pensent qu’à leur clan, et à l’avenir de leur nom. Tout, même leurs enfants, n’est que le combustible qui doit servir à alimenter le bûcher de leurs vanités ».

Après la scène d’exposition, épisode brutal dont les conséquences intimes et collectives ne cesseront de retentir jusqu’au terme des années 1980, le narrateur remonte le fil du temps pour relater l’histoire des Khattar et, dans une moindre mesure, celle des Chahine dont Hamid est le fils. On apprend ainsi comment une famille de menuisiers a fait fortune, passant du bois au marbre, achetant des terres, des commerces, spéculant lors de la Première Guerre mondiale sur le blé, côto­yant les gouverneurs sous le mandat français. Mkhayel, père de Chakib, a « sorti les Khattar de la légende pour les ancrer dans la réalité historique ». À cette époque, et jusqu’en 1958, la domination chrétienne sur le Liban était incontestée. Le seigneur sait pourtant que rien n’est plus acquis : « Deux soucis allaient obscurcir la vie de Chakib Khattar et faire de son règne sur son clan et sa communauté une période de fastes et une sorte de long, lent et somptueux crépuscule. » L’arrivée de musulmans à Marsad, l’expansion vers le sud du quartier de Basta, quartier musulman, marquent le début d’une autre ère. Chakib continue de tenir son quartier. Quelques coups de téléphone aux affidés, obligés et clients lui assurent le pouvoir. L’autre péril est plus grave ; aucun de ses cinq enfants ne veut ou ne peut prendre sa succession. Ses filles ont épousé des personnages un peu légers, des mondains ou des lettrés qui ne comprennent rien à la vie d’un « patricien » libanais. L’une vit avec « Pierre Pierre », l’autre avec « Monsieur Chéri ». On s’amuse d’une histoire de coupe-papier, on badine et médit. Son fils Michel n’a pas pu avoir d’enfants de sa seconde épouse, il est revenu vers la première qui lui a donné… des filles. Et pour lui non plus il n’est pas question de prendre le pouvoir dans la marbrerie et dans le quartier. Elias, le benjamin, s’engage à gauche, chez les communistes, puis auprès des Palestiniens, de plus en plus présents et actifs à partir de 1975. Il quitte Marsad comme une sorte de renégat. Reste Simone, la préférée de Chakib, son portrait craché, mais sa liaison avec Hamid rend l’héritage impossible et scelle le sort du maître.

À partir de 1975, « l’insouciante opulence » des années 1960 n’est plus qu’un souvenir. Le roman, axé sur la tragédie qui rendait impossible la relation entre Hamid et Simone, met en scène la tragédie nationale qui détruit le pays. Les liens féodaux qui unissaient le seigneur à ses vassaux de toute espèce se défont. Des chefs de clan comme Labanne entrent dans Marsad. Khattar parvient encore à transiger avec eux ; un coup de téléphone, une rencontre, et on obtient qu’un quelconque excité surarmé quitte la maison qu’il occupait. Khattar fait tout pour convaincre ses compagnons et ses pairs de rester dans Marsad. Il discute, il explique, il négocie. Ses efforts seront vains. Les chrétiens quittent le quartier, vont vers « Beyrouth-Est » qui contrairement à l’Ouest reste leur fief, entre deux explosions. L’invasion israélienne de 1982 ou celle des Syriens auparavant n’aura rien arrangé, pour personne. Comme le constate le narrateur à la fin, on est dans l’une de « ces terres qui passent sans fin et sans aucune loi des mains des uns aux mains des autres en cette région et sans doute en toute région depuis l’aube des temps, sous le ciel indifférent ».

Le ciel indifférent que décrit le narrateur donne une partie de sa beauté au roman. Le lecteur est pris par le récit fait de rumeurs, de légendes, de vérités qu’on croit définitives, et qui ne sont que les paravents d’autre chose. Ce qui unit Hamid et Chakib n’est pas qu’une « filiation » réelle ou supposée ; c’est le passage d’une ère à l’autre comme, dans Le Guépard de Lampedusa, la transition entre Don Fabrizio et Don Calogero, dont la fille si belle permet à la bourgeoisie de prendre le pouvoir. La comparaison n’est pas vaine : les terres de Kfar Issa, les processions qui montent vers l’église, les scènes écrites au présent, qui figent en plans fixes quelques personnages, rappellent à la fois le romancier sicilien et Visconti, qui l’adapta de façon tellement somptueuse. Les phrases de Charif Madjalani, que l’on pourrait ici confondre avec son narrateur, ont l’élégance de certains travellings. Elles donnent à voir et savent retarder l’effet d’un mot, dont l’apparition finale sera comme une révélation. La découverte du cadavre de Chakib, tué une nuit dans son lit qu’il ne voulait pas quitter, en offre un bel exemple ; le narrateur éprouve d’abord de l’indifférence, puis : « […] je l’ai observé, non plus alors comme on observe quelqu’un qui fut l’ami puis l’ennemi de votre père et que vous n’aimez pas, dont vous connaissez les travers, les dédains, les mépris, l’indifférence et la dureté, mais comme une légende, comme le dernier représentant de cette race d’hommes redoutés et honnis, celle des abadayes (1) de Marsad et de Mazraa dont l’histoire, faite de folies et de panache, de théâtralité, d’obstination, de grandeurs et aussi de petitesses et de mesquineries, venait de s’achever, et avec elle l’histoire entière de ces quartiers – et, cette fois, l’émotion m’étreignit ».

  1. Un abadaye est un individu qui défie plus fort que lui.

Norbert Czarny

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