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Article publié dans le n°1117 (01 déc. 2014) de Quinzaines

Le quatrième roman de Jean-François Haas poursuit une entreprise littéraire qui, depuis ses commencements en 2007, nous paraît très importante. Il y défend une vision à la fois inquiète et bienveillante du monde contemporain et invente un langage pour la dire. C’est une œuvre belle, grande et forte.
Jean-François Haas
Panthère noire dans un jardin
(Seuil)
Le quatrième roman de Jean-François Haas poursuit une entreprise littéraire qui, depuis ses commencements en 2007, nous paraît très importante. Il y défend une vision à la fois inquiète et bienveillante du monde contemporain et invente un langage pour la dire. C’est une œuvre belle, grande et forte.

Parfois, on rencontre des œuvres ; ou bien elles nous rencontrent. C’est un heurt entre elles et nous – quelque chose qui ouvre à la grandeur compliquée du monde. Et ces lectures lumineuses, enthousiasmantes, se partagent. Depuis Dans la gueule de la baleine guerre, son premier roman en 2007, Jean-François Haas poursuit un « cheminement » d’écriture, invite à emprunter des sentiers fictionnels inexplorés et construit une œuvre d’une cohérence profonde et un style d’un compact et d’une poésie fascinants. Poursuivie avec J’ai avancé comme la nuit vient, puis Le Chemin sauvage, elle gagne encore en ampleur avec cette Panthère noire dans un jardin, qui continue la même entreprise de rétablissement d’une bienveillance face au monde, aux choses et aux êtres qui le peuplent. On s’y revigore, on y puise une énergie qui semble infinie.

Pourtant, l’œuvre de cet écrivain suisse – cette origine expliquerait-elle sa confidentialité ? – n’a pas l’écho qu’elle mérite. Alors que tout en elle appelle une reconnaissance, car elle porte la complexité de nos sociétés occidentales, nos indignations, nos fureurs et nos troubles. Ses romans ouvrent à des questions d’une actualité brûlante : l’inhumanité du capitalisme triomphant, l’exploitation des faibles, la violence xénophobe, la cruauté des anonymes, la nécessité de l’écriture, la fraternité exigeante, la maladie et la « fin de vie », la mémoire, le sentiment enchanteur et impalpable de l’enfance perdue irrémédiablement… Il s'y invente en même temps un discours fondé sur l’enchevêtrement d’une multitude d’histoires minuscules et une langue dont la richesse paraît inépuisable. Chaque lecteur trouvera son chemin de traverse, son chemin ensauvagé, dans la masse compacte de ces romans dont la tonalité générale et les enjeux tranchent sur le reste de la production contemporaine.

Haas parvient à un équilibre extraordinaire entre l’intime et le collectif, la voix singulière et le discours imprécateur, le monologue intérieur et la polyphonie ; il maintient une tension permanente entre tous les éléments qu’il brasse magistralement. La dimension « édifiante » de son discours – la pensée à contre-courant qui y prend corps – n’empêche ni la force des sentiments intérieurs qui y germent et y éclosent (la métaphore végétale prend tout son sens à la lecture du roman), ni l’épaisseur de la psychologie des personnages. Car tout tient chez Haas à une disposition bienveillante face au chaos du monde contemporain, à une sorte d’exorcisme des douleurs et des violences qui étouffent la bonté et les êtres eux-mêmes, interdisent un rapport serein aux autres. Comme dans ses livres précédents, il place le sentiment de confraternité au centre de tout, lui subordonnant la réalité du monde, ses gloires et ses noirceurs, relisant tout au prisme de la relation fondatrice à un autre soi-même reconnu dans chacun des autres.

Comme à chaque fois, Haas loge au centre de la fiction un référent mythique qui en constitue en quelque sorte le refrain, le questionnement auquel la narration revient toujours, emportant dans un même élan les discours directs et les monologues intérieurs, les descriptions méticuleuses et poétiques, l’accumulation décalée des éléments du réel. Ici, c’est autour de l’histoire d’Abel et de Caïn que tout se joue. Elle s’y renverse, fait se réunir à la fois les personnages et les thèmes qui structurent le récit. Elle interroge, transposée, rejouée sans cesse, le sens de ce qui unit les êtres, leurs responsabilités, les choix qu’ils font, les fautes qui les hantent, le pardon qu’ils peuvent accorder.

Panthère noire dans un jardin met au jour la tension qui s’exerce entre la colère et la bonté, le bien et le mal, soi et le reste du monde. Deux frères s’y épaulent, réunis autour de la figure d’un père disparu, le cadet s’occupant de son aîné mourant du même cancer, vivant la même disparition. Toutes sortes d’autres personnages s’agrègent – par le truchement d’une affaire criminelle très subtilement introduite et qui fluidifie le discours – à ce duo magnifique pour dire à la fois la barbarie quotidienne et les gestes éblouissants pleins de candeur qui sauvent les autres, comme une part de nous-mêmes.

Tout se joue ainsi dans la mémoire singulière de ces deux frères, Jacques et Paul, dans le bouleversement intérieur qui les ramène toujours au jardin de leur enfance, à l’ombre mystérieuse d’une panthère, à des gestes anciens, à la communion de leurs manques. Paul écrit, jette sur la page, alors qu’il va bientôt mourir, « des phrases comme on est en colère, comme on rêve, comme on crie, comme on aime, comme on se déchire à la souffrance des autres… De la dentelle ! La page que j’écris, je veux qu’elle essuie votre visage et sa sueur de sang et ses plaies et les crachats… Je veux qu’elle crie : “Qu’as-tu fait de ton frère ?”… »

C’est cette responsabilité qui hante l’œuvre de Haas. Ses romans sont chaleureux en même temps qu’angoissés ; ils offrent un refuge, disent la possibilité de l’amour, son besoin absolu. Caïn n’est donc plus seulement la figure expiatoire, le déchu, il redevient l’homme qui peut aimer, doit être aimé. C’est cet appel sensuel et réfléchi à l’amour qui porte les livres de Haas, les rend si forts, si nécessaires.

Et jamais l’auteur ne verse dans l’idée, dans la pure spéculation. Toujours il revient aux choses, à leurs souvenirs, à ce qui se projette, se retrouve. Haas est un grand écrivain lyrique – qui n’en a pas peur et ne dissimule pas cette qualité sous un voile sentimentaliste –, un grand « chercheur de mots et de phrases », un formidable inventeur de formes narratives. Il y met une audace folle, une énergie farouche. Et ce qui fait qu’il est un grand écrivain, c’est que tout se joue finalement dans la langue, dans son rythme, dans ce qu’elle contient effectivement du monde, de sa complexité, de sa violence, des voix qui s’y heurtent, des maux qui l’accablent, dans cet emportement lyrique – conçu à la fois comme une dénonciation et un réconfort –, cette bonté possible, cette fraternité retrouvée.

Il fait de l’émotion, du souffle poétique qui l’exprime, le moyen d’une pensée, la force d’une guérison. C’est dans la langue, celle qui se loge au plus profond des êtres, celle que Haas reconstitue avec une grande virtuosité, que demeure possible une résistance à la violence du monde ; c’est dans la langue qu’on sauve notre part d’humanité, qu’on se décide au sacrifice, au pardon. On y trouve une place pour le frère et l’on s’en fait, parfois, le gardien.

Hugo Pradelle

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