Trois artistes en loge

 Rassembler dans un même essai trois œuvres que tout apparemment sépare, telle est la gageure que s’est proposée Christian Doumet. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre l’écrivain américain Henry David Thoreau (1817-1862), auteur de Walden ou la Vie dans les bois (1854), cet hymne écologique avant la lettre, le peintre flamand Joachim Patenier, dit Patinir (1480-1524), paysagiste du désert syrien où s’était exilé Saint Jérôme en 374, et le poète japonais Matsuo Munefusa, dit Bashô (1644-1694), maître incontesté du haïku ? Rien, en vérité, sinon une prédilection de l’exégète lui-même pour l’expérience singulière de la retraite, qu’on la vive en sa radicalité (Thoreau, Bashô), ou qu’on se consacre à en tirer des figurations idéalisées (Patinir).
 Rassembler dans un même essai trois œuvres que tout apparemment sépare, telle est la gageure que s’est proposée Christian Doumet. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre l’écrivain américain Henry David Thoreau (1817-1862), auteur de Walden ou la Vie dans les bois (1854), cet hymne écologique avant la lettre, le peintre flamand Joachim Patenier, dit Patinir (1480-1524), paysagiste du désert syrien où s’était exilé Saint Jérôme en 374, et le poète japonais Matsuo Munefusa, dit Bashô (1644-1694), maître incontesté du haïku ? Rien, en vérité, sinon une prédilection de l’exégète lui-même pour l’expérience singulière de la retraite, qu’on la vive en sa radicalité (Thoreau, Bashô), ou qu’on se consacre à en tirer des figurations idéalisées (Patinir).

Et pourquoi la hutte ? Là aussi, les rapprochements sont d’une pertinence qui ne saute pas immédiatement aux yeux. Quand Thoreau, ancien lauréat de l’université Harvard, décide d’accepter l’offre généreuse de son aîné et protecteur Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et de passer deux ans dans la propriété de ce dernier située près de Concord (Massachussets), ce n’est pas une hutte qu’il habite à Walden-Pond au bord d’un lac mais une de ces log-cabins confortables qui, aujourd’hui encore, servent de résidence secondaire aux citadins surmenés de la côte est des États-Unis, notamment dans les forêts encore peu fréquentées des Green Mountains, en Nouvelle-Angleterre. Là, il travaille de ses mains comme bûcheron, cultive des légumes, vend le surplus de sa production, médite et écrit ses propres Rêveries du promeneur solitaire, ce fameux Walden qu’allaient redécouvrir avec enthousiasme, cent ans plus tard, les utopistes pacifistes du Flower Power de la côte ouest.

Patinir, de son côté, par exemple dans le célèbre Paysage avec saint Jérôme du Prado, peint un asile plutôt aimable, avec un personnage qui tient la patte d’un lion assis devant lui comme un gros chien et protégé par un modeste auvent prenant appui sur un sol sablonneux mais couronné d’une végétation luxuriante qui pend du haut de la voûte rocheuse où l’abri se niche. Une hutte, pour le coup, mais ouverte largement et donnant sur une grotte en forme de tunnel sinueux en arrière duquel on entrevoit le vrai désert, jaune et aride.

Le troisième logis, le Bashô-An, c’est-à-dire l’Ermitage-au-Bananier auquel le poète japonais emprunta son nom, est lui une maison à part entière, certes légère de structure (bois et papier) – comme toutes celles qu’occupaient les habitants de l’archipel jusqu’en 1868 et au-delà – construite dans la banlieue d’Edo, premier nom de Tôkyô au temps des shôgun Tokugawa. Elle appartenait à un riche disciple de Bashô qui la mit à la disposition de son initiateur vénéré dans l’art de composer le haïku, ce poème ultra-court (17 syllabes) contenant toute une philosophie du vivre au jour le jour.

Il n’y a pourtant rien de factice dans cet essai, rien d’arbitraire ou de forcé. Il suffit de prendre le mot « hutte » dans un sens métaphorique, celui de dispositif, d’abord mental, où s’opère idéalement le processus de réclusion nécessaire à l’acte de penser, pour que la pertinence du rapprochement insolite entre trois destinées d’artistes, la pertinence de l’idée commune de hutte qui les unit dans la réflexion de l’écrivain d’aujourd’hui, devienne éclatante.

Le petit livre de Christian Doumet, disons-le, s’impose comme une de ces réussites parfaites de l’intelligence critique qui, de loin en loin, rarement, viennent nous apprendre quelque chose sur le fonctionnement de l’esprit quand il parvient à produire une œuvre. Ce qui intéresse l’essayiste subtil, ce n’est en effet pas tellement la beauté d’un récit, celui de Thoreau passant pour son plaisir – et, nous sommes en Amérique, un peu aussi pour le salut de son âme – « des journées entières dans les arbres ». Ce n’est pas la précision maniaque de Patinir s’efforçant de rendre comme présente à nos yeux, dans sa quotidienneté familière, la réalité du moment de l’illumination, à l’origine de la vocation d’un des Pères de l’Église. Christian Doumet ne veut pas suivre, pour en tirer d’éventuels enseignements, les pérégrinations du merveilleux ingénu Bashô, qui lui firent de 1683 à sa mort sillonner le Japon seul ou en compagnie d’élèves choisis et ponctuer de poèmes minimalistes le compte-rendu de ses extases devant le spectacle changeant de la nature.

Au fil d’analyses souvent très minutieuses, des tableaux de Patinir en particulier, dont il donne à voir les détails les mieux cachés, naturellement l’acuité visuelle de l’amateur de peinture se manifeste, et les remarques esthétiques s’accumulent, qui nous charment parce que rien n’est plus agréable qu’une promenade critique où le soin de faire admirer la chose vue prime sur le souci d’étaler sa propre compétence.

Et de la même façon, lorsqu’il s’agit d’étudier la spécificité littéraire de Thoreau ou de Bashô, l’auteur parvient en se jouant, par une lecture approfondie de telle ligne ou de tel vers, à atteindre le meilleur de l’exégèse textuelle, qui consiste tout simplement, mais rien de moins facile, à faire que le lecteur ait une envie immédiate de revenir à l’original et s’écrie en repensant à la glose qui a suscité son désir : cela est peint !

Cependant il est bien clair que l’ambition de ce livre est plus haute. Il s’agit en effet pour lui d’installer le concept de hutte au centre du mystère de la création artistique. Dans les trois exemples choisis, l’idée qui s’impose à nous tout d’abord, celle de la nécessaire autonomie de la conscience individuelle poussant sa revendication autarcique jusqu’à l’érémitisme, n’éclaire qu’un aspect secondaire et peut-être superficiel de cette expérience des limites qu’est la recherche d’un isolement hors les flots de l’humanité besogneuse. Une telle reconquête du quant-à-soi, dont l’abstraction du stylite donnerait l’image la plus exaltée ou la plus caricaturale, peut servir de modèle au « despisement incroyable » manifesté par Socrate, selon Rabelais, à l’égard de toutes les activités que ses semblables – et les nôtres – accomplissent en s’échinant, et pour quoi ? Pour rien de plus, comme le chien attaquant l’« os medullare », « qu’un peu de moelle » (ou un peu d’argent, ou de considération, c’est tout un).

Il y a comme un sous-entendu de révolte, de refus, un plaisir de l’auto-ségrégation affirmée et métamorphosée en valeur dans le mythe de la hutte où l’on s’isole, s’enferme en soi-même, se sépare des autres, une forme de violence en puissance qui est susceptible d’exercer sa vertu décapante à l’encontre de la vie en société et de ses compromissions inévitables, quels que soient le contexte et l’époque, décadence de l’Empire romain (Jérôme exposé par Patinir), essor mercantile de l’american way of life (Thoreau), corset de coutumes coercitives du Japon féodal (Bashô).

Mais telle n’est pas la problématique de Trois huttes, qui met en scène des trajectoires individuelles dont le sens n’a rien de subversif, du moins au plan social. Thoreau se retire moins, comme le rat de La Fontaine, par dégoût du monde, que par amour de la nature. Jérôme ne fuit pas les hommes, sa hutte est ouverte comme une main, il va vers Dieu. Bashô dans ses voyages fixe des vertiges, ces instants fugaces où le dehors inconstant bascule de l’été à l’automne, où le printemps naissant et ses fleurs qui tombent disent l’impermanence essentielle des choses, mais il ne se détourne pas des autres, les observe avec bienveillance, rit d’eux et plus souvent de lui-même.

La hutte n’est pas une cellule de moine, celle de Jérôme moins qu’une autre, où il lie amitié avec le lion. La phrase-clé du livre pourrait être celle-ci : la hutte « est ce monde au cœur du monde ». Une phrase qui ramène instantanément à la mémoire le titre du recueil de Cendrars Du monde entier au cœur du monde, et livre le nœud de la thèse qui sous-tend, sans jamais s’affirmer dogmatiquement et l’alourdir, le propos de Christian Doumet. Métaphore de l’acte créateur, le choix de la hutte, autant dire de la chambre à claire-voie où le moi artiste élabore l’œuvre, loin de désigner claustration et fermeture, signifie disponibilité infinie de l’esprit et ouverture au monde entier, que l’on a éventuellement ; parcouru, que l’on a assurément aimé, et qui vient faire irruption, à l’appel du créateur, dans le recueillement et la ferveur de la solitude librement élue.

Alors, et alors seulement, le monde entier, dans l’athanor de la création, s’épure, se concentre, et rejoint dans le tableau, dans le texte ce qui est véritablement pour l’écrivain, pour le peintre, le cœur du monde. Une formule brillante de Christian Doumet, suffisamment mystérieuse pour exciter l’appétit, le suggère à propos d’un autre artiste de génie : les huttes sont « toutes compagnes d’immenses tournoiements menés à distance des choses afin de mieux en éprouver le goût. C’est Balzac entrant dans l’âme de l’usurier Gobseck au moment où il échappe à ses créanciers par un escalier dérobé ».

L’écriture comme expérience de la hutte ainsi entendue et distinguée du caveau des ascètes – ou sans cela on ne lira en mots, on ne verra en peinture que des faiseurs – voilà qui est séduisant en diable. Mais la thèse, car c’en est bien une, et profonde, ne nous toucherait pas si l’écriture même de Christian Doumet, spécialiste de musique, n’était musicale et exquise, aiguë quand il le faut, d’un chatoiement parfois de poème en prose, une étrangeté pour connaisseurs qui se déguste à petit bruit dans le silence de la hutte, ou de la chambre dont les volets s’ouvrent sur le grand tout.

Maurice Mourier

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