Ils s'écrivaient beaucoup

 La moisson d’automne est abondante. L’actualité éditoriale nous offre de nombreux textes du XVIIIe siècle. Plusieurs d’entre eux relèvent de correspondances car l’épistolaire est à la mode et suscite un intérêt grandissant.
Mirabeau
Lettres à Sophie de Monnier, 1777-1780 (Tallandier (Bibliothèque d'Evelyne Lever))
Jean-Jacques Rousseau
En 78 lettres, un parcours intellectuel et humain (Sulliver)
Denis Diderot
Lettres à Sophie Volland, 1759-1774 (Non Lieu)
 La moisson d’automne est abondante. L’actualité éditoriale nous offre de nombreux textes du XVIIIe siècle. Plusieurs d’entre eux relèvent de correspondances car l’épistolaire est à la mode et suscite un intérêt grandissant.

En quelques années, grâce aux chercheurs, il s’est inventé de nouveaux questionnements et il a conquis ses lettres de noblesse. Les correspondances ne sont plus dorénavant réservées aux historiens en quête d’intimité, et d’une parole attachée au privé. Sans oublier pour autant leur valeur documentaire, mais en la déplaçant, les spécialistes interrogent leurs formes, les modes de sociabilité qu’elles mettent en œuvre. On confond de moins en moins correspondance et romans par lettres. Les deux domaines sont séparés tout en reconnaissant que le roman singe parfois les correspondances réelles et qu’après les lettres passionnées de La Nouvelle Héloïse, la correspondance amoureuse change de registre.

Le domaine épistolaire est aujourd’hui arpenté et classé. On y trouve un peu à part et toujours recherchées les lettres d’écrivains, lettres de grands témoins de la vie politique ou sociale, les lettres amoureuses, les correspondances intellectuelles. Que sais-je encore ? Sans oublier que ces catégories définies le plus souvent par la nature de l’échange et le statut des correspondants ne sont pas étanches.

Commençons dans cette cueillette par les lettres de Diderot. Sa correspondance avec Sophie Volland a fasciné des générations de lecteurs. Elle compte 187 lettres, mais aussi un manque, une béance devrais-je dire, puisque les lettres de Sophie ne nous sont pas parvenues, ce qui ajoute une part de mystère aux lettres du philosophe qui s’engageait à tout dire. Marc Buffat et Odile Richard-Pauchet analysent ce tout, doublement incomplet pourtant. Comme il manque les 134 premières lettres écrites par Diderot, nous entrons dans une passion encore ardente, les trahisons viendront plus tard, mais déjà apaisée. La première lettre conservée date du 11 mai 1759. Or Sophie et Denis se connaissent et s’écrivent depuis 1755. Comment se racontèrent-ils leurs découvertes, leurs émois, leurs fièvres, dont Diderot a si bien parlé dans l’article « Jouissance » de l’Encyclopédie ? Le lecteur reste sur sa faim, et ce d’autant qu’on lui rebat les oreilles avec un XVIIIe siècle libertin, ardent en amour, sexué à l’extrême. L’amour n’est plus ici dans la possession mais dans l’absence vaincue par la volonté de se rendre totalement présent à celle que l’on aime. Diderot choisit de vivre sous le regard de Sophie par le canal de ses lettres. Et le ton oscille entre l’exhibition et la confidence. Cette volonté de se rendre totalement présent à l’absente fait que Diderot est ici plus présent que son amour et que l’être aimé lui-même. Notre curiosité, notre désir de connaître le philosophe faussent sans aucun doute cette lecture à laquelle nous invitent Marc Buffat et Odile Richard-Pauchet, dans leur analyse des lettres. Pour moi, cette tension entre une lecture guidée, mais non contraignante, et un plaisir de pénétrer l’intimité et la sociabilité de Diderot n’est pas une gêne. Et je remercierai longtemps encore cet éditeur au nom étrange (que penser de « Non Lieu » ?) de nous donner l’accès à une édition des lettres à Sophie Volland clairement éditée et présentée, offrant des niveaux d’érudition différents dont chacun tirera profit. Noyées dans la correspondance générale de Diderot, elles perdaient de leur intense singularité.

On est tenté de mettre en parallèle ces lettres avec celles qu’adresse Mirabeau à Sophie de Monnier de 1777 à 1780. Point commun de cette édition des lettres à la Sophie de Mirabeau et celle de Diderot, la discontinuité. Et l’absence d’un échange suivi. On serait tenté d’en rester là, tant Diderot et Mirabeau sont apparemment dissemblables. Et pourtant. En 1777, Mirabeau est presque sorti de sa folle jeunesse amoureuse. Les débuts de son aventure avec Sophie pouvaient faire craindre le pire. Interné pour débauche outrée, à la demande de son père au fort de Joux, le bouillant fils de L’Ami des hommes réussit à séduire la trop jeune épouse du trop vieux président de la chambre des comptes de Dôle. Il s’évade, enlève la jeune femme, passe avec elle en Hollande. Tandis que le couple est jugé et condamné par contumace pour rapt et adultère. Des recherches sont activement menées par leurs pères respectifs ; ils sont bientôt arrêtés et reconduits en France : Mirabeau est interné à Vincennes de 1777 à 1780 ; Sophie placée dans un couvent. Les amants désormais séparés réussissent à correspondre tout au long des quarante-deux mois de détention de Mirabeau. Leurs lettres sont érotiques, passionnées, pleines d’amour. L’absence, le manque échauffent les corps et les esprits. Ni les murs de la prison, ni les grilles du couvent ne peuvent faire taire la passion ni éteindre les désirs que l’écriture parvient tant bien que mal à exprimer. Ils les obligent même à se déclarer plus fortement que durant le bonheur hollandais dont ils gardent la nostalgie.

Cette liberté retrouvée par la pratique de la lettre ne va pas sans problèmes ni faiblesses. On ressasse le passé, on gémit sur son sort mais on se nourrit de rêves. Aux frustrations que l’on déplore répondent les réflexions que Mirabeau offre à Sophie. C’est là le paradoxe d’un étrange voisinage que les commentateurs n’ont pas manqué de souligner. Le renfermement dont souffre Mirabeau l’incite à élargir sa réflexion. À échapper par la réflexion aux contraintes de l’enfermement subi. Le voilà donc analyste des systèmes judiciaires et des régimes politiques. La prison voit ainsi émerger le tribun redouté, le réformateur. Lucide. Ce qui sans doute annonce la fin de la passion pour Sophie.

Il ne s’agit pas d’établir un palmarès. Mirabeau n’est pas Diderot qui, tout amoureux qu’il soit, sait garder les convenances. Leurs différences sont évidentes. Et pourtant les unit une même volonté d’offrir une présence à l’être aimé, l’un son quotidien de philosophe, l’autre le vaste horizon de ses projets.

Dernier volume de lettres, 78 lettres de Jean-Jacques Rousseau, présentées et choisies par Raymond Trousson. Le projet tel que le commente le sous-titre est séduisant. Faire de la correspondance soumise à un tri l’illustration d’un itinéraire ou mieux d’un « parcours intellectuel et humain » de Jean-Jacques Rousseau. On devrait donc se trouver confronté à une lecture de la correspondance du philosophe comme témoignage d’une vie, avec ses temps forts et ses drames, et comme l’illustration d’une démarche intellectuelle. La vie et l’œuvre de Rousseau retrouvées dans un choix de lettres établi par un éditeur et un commentateur, qui a beaucoup pratiqué l’œuvre du Genevois. Peut-on y trouver un éclairage nouveau de la biographie de Rousseau ? La question est vaine puisque ses lettres auxquelles Rousseau attachait une grande importance au point d’en garder copie lui ont servi à écrire les Confessions et ont été utilisées par les biographes de Rousseau (donc, par Raymond Trousson lui-même, auteur d’une vie de Rousseau Rousseau au jour le jour, [chronologie] 1998 et Rousseau, [biographie] 2003). Si ce n’est l’incitation à lire Rousseau épistolier, dans une édition abrégée, puisque 2 700 lettres du philosophe nous sont parvenues, que représente réellement une telle édition ? On est un peu surpris que Raymond Trousson n’ait pas expliqué son choix ni explicité plus longuement ce qu’il entend par ce « parcours intellectuel et humain » de Rousseau. Son introduction est une présentation générale de la correspondance qui insiste sur la diversité des lettres écrites par le philosophe : lettres familières, lettres amoureuses, ou manifestant que le solitaire a un grand besoin de communiquer et d’échanger.

Mais au fond qu’importe. On relira avec passion et intérêt des lettres oubliées : lettres à son père, à sa protectrice Madame de Warens, à Malesherbes, directeur de la Librairie, à Diderot, à sa compagne Thérèse Levasseur, et à un de ses derniers fidèles Bernardin de Saint-Pierre. Et le lecteur, souvent placé en position de spectateur, n’est pas près d’oublier comment s’expriment ici, tout à tour, la sagesse raisonneuse, la passion enflammée, la demande d’affection et de compréhension, la crainte obsessionnelle de la persécution, la peur de la trahison au gré d’une écriture qui exprime aussi bien le rêve, l’apaisement que le tourment (1).

1. Cette part faite aux lettres ne doit pas conduire à négliger d’excellents volumes publiés dans la série « Foliothèque » de Gallimard qui sont des commentaires d’œuvres publiées dans la collection « Folio », conçus comme des essais. Me parviennent, parus en octobre 2010, mêlant comme le veut la série, un essai et un dossier comprenant bibliographie, chronologie, variantes, témoignages, extraits de presse, deux volumes. L’un d’Éric Bordas et consacré à La Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade et l’autre de Christophe Martin à La Religieuse de Diderot. Ce sont là des analyses bien informées et éclairantes. Je me réjouis que l’on renoue avec une tradition qui a donné une remarquable analyse par Éric Walter de Jacques le Fataliste, dont se souviennent encore les dix-huitièmistes de ma génération. On regrettera que sur 173 volumes que compte la collection, cinq seulement soient consacrés à des œuvres du XVIIIe siècle.

Jean M. Goulemot