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Un rire jubilatoire

Article publié dans le n°1015 (16 mai 2010) de Quinzaines

En 1986 paraissait Ténèbres, recueil de textes et d’entretiens de et autour de Thomas Bernhard (1). On pouvait lire dans cet ouvrage trois discours prononcés lors de remises de prix à l’écrivain. Des textes assez décapants, et plutôt provocateurs, on s’en doute. L’éditeur de Mes prix littéraires omet de préciser cette première publication mais on ne lui en voudra pas car la parution de ce petit livre fait un bien fou aux zygomatiques.
Thomas Bernhard
Mes prix littéraires
En 1986 paraissait Ténèbres, recueil de textes et d’entretiens de et autour de Thomas Bernhard (1). On pouvait lire dans cet ouvrage trois discours prononcés lors de remises de prix à l’écrivain. Des textes assez décapants, et plutôt provocateurs, on s’en doute. L’éditeur de Mes prix littéraires omet de préciser cette première publication mais on ne lui en voudra pas car la parution de ce petit livre fait un bien fou aux zygomatiques.

Neuf récits composent cet ensemble. Tous racontent la remise d’un prix à l’auteur d’Extinction, ce qui précède ou suit la cérémonie. Puis viennent trois discours, dont le dernier « À propos de ma démission » est le texte envoyé à l’Académie de langue et de littérature de Darmstadt. C’est un sommet d’humour vachard et en citer ne serait-ce qu’une ligne serait priver le lecteur d’un plaisir immense.

Les récits sont donc construits sur le même modèle ou presque, avec un art de la chute qui les rapproche de la nouvelle, et puisqu’il est souvent question de mort, de Amras, recueil hécatombe. Pour commencer, Bernhard apprend qu’il a été choisi, il se rend à la cérémonie, pensant surtout à l’argent qu’il recevra, ou bien se lance dans des préparatifs, puis ce qui devait arriver, arrive. La présence d’une autorité culturelle ou politique fait tourner les choses au vinaigre. Le discours de ladite autorité suffit à mettre l’écrivain en colère. L’un lui attribue un roman se déroulant dans une île du Pacifique, l’autre le confond avec une poétesse également primée et l’appelle Monsieur Borchers, un troisième ignore ce qu’il a écrit et le qualifie, hors micro, d’« écrivaillon ». Le sommet est atteint lors de la remise du Prix d’État autrichien (le petit prix, par opposition au Grand, que l’on remet, selon notre écrivain, aux « trous du cul » qui composent le Sénat des Arts). La palme revient donc au ministre Piffl-Per˘cevi΄c, ancien secrétaire général de la chambre d’agriculture de Haute-Styrie, et à ce titre plus à son aise dans les comices agricoles qu’avec un écrivain comme Bernhard. Les portes claquent, et cela vaut mieux pour l’auteur de Gel : la main du ministre s’était levée vers lui.

Cet épisode est le plus brutal et sans doute le plus drôle. On y retrouve en effet cet art du ressassement qui est la marque de Bernhard dans ses plus grands textes, de Béton à Extinction. Mais ce qui entoure en général la remise du prix est aussi drôle que l’événement lui-même. Pour le prix Grillparzer, tout commence par l’achat d’un costume, trop serré pour le futur lauréat, et par la mise en scène qu’il organise avant la remise du prix. Il supporte mal ces manifestations, et n’en attend que l’argent, de façon cynique, égoïste. Quand il n’y a pas d’argent, ou trop peu, il vit cela comme une humiliation, comme la preuve que la culture n’occupe qu’une place dérisoire dans son pays.

L’argent reçu est toujours précieux. Ces prix qu’on lui attribue dans les années 64-68 lui permettent de vivre, de se sortir de situations parfois difficiles. Il peut aussi rembourser à « la tante », sa compagne depuis toujours, l’argent qu’il lui a emprunté pour se faire soigner à l’été 67, achète ainsi sa première maison dans la campagne autrichienne, mais aussi s’offrir une Triumph blanche aux sièges rouges avec laquelle il voyage jusqu’en Yougoslavie. Bernhard aime la dépense, ne rejette pas le luxe, aime vivre « intensément ». Dans tous les cas, cette question financière est le moteur du récit et source de comique, de grotesque ou d’humour noir. Il apprécie les « excellentes proportions » de la maison que lui vend l’agent immobilier malgré le brouillard épais qui empêche le romancier de bien distinguer ce qu’il achète. Cet achat soudain crée une sorte de suspens et renvoie les familiers de l’auteur à Oui, court roman sur le thème immobilier. La maladie gravissime de 67 rappelle ce qu’il raconte dans Le Froid, quatrième tome de son autobiographie. La présence de la mort est forte, mais on rit quand il évoque ses compagnons ou voisins de chambre avec qui il devise sur le catholicisme ou joue : « nous avions, dans notre passion commune du vingt-et-un, joué et tué le temps, jusqu’à ce qu’il tue, à son tour, mon partenaire de jeu ». Quant à la description du professeur Salzer, dont « de plus en plus de patients avaient eu de moins en moins de larynx et de moins en moins de cages thoraciques », elle figurera parmi ces portraits à la Bernhard dont on ne cesse de se régaler.

Les histoires de poumons ne sont pas ano­dines chez lui, pour les raisons que l’on sait. Ici, la dimension symbolique ou métaphorique joue souvent. Quand il n’a pas le sentiment d’être « serré », il dit pouvoir à peine « respirer » lors de la remise du prix. À Brême, il se sent au tribunal, se sent « oppressé ». À une période de sa vie, il est prêt à renoncer à la littérature sur le point d’étouffer, se sentant jeté dans une « fosse fangeuse et suffocante ». Les quatre murs de la maison à Nathal ne sont pas seulement synonyme de propriété personnelle, d’indépendance. Ils le protègent du monde, des autres, de l’Autriche en particulier.

Comme souvent, son pays est la cible de l’écrivain. Par rapport à Hambourg, où il reçoit son premier prix, l’Autriche est « la cambrousse ». Anton Wildgans est […] un « sous-Hölderlin des faubourgs viennois qui sied comme un gant à l’âme populaire autrichienne ». Quant aux villes que le tourisme adule, comme Salzbourg (mais aussi Regensbourg ou Augsbourg en Bavière), elles « servent d’écrin séculaire à l’abrutissement ». Il n’est pas heureux à Vienne mais déteste la campagne. Il s’oppose aux académies, refuse d’appartenir à quelque club que ce soit, il est mal vu de tous, considéré par une feuille de chou comme une « punaise à exterminer ». Mais envisager Bernhard sous ce seul angle du misanthrope détestant et détesté serait le réduire, et oublier l’enfant qui demeure en lui. Celui qui accepte un prix parce que trente ans auparavant c’est son grand-père adoré qui avait été lauréat, ou parce que ce prix porte le nom d’un écrivain ami de ce même grand-père. S’il ne reçoit pas d’argent pour La Cave, il est très fier et très heureux de retrouver quelqu’un qui a connu sa famille à Salzbourg et qu’on ne le considère pas là comme l’écrivain, mais comme l’apprenti de commerce qu’il a été, jeune. Bernhard ne supporte pas les poses et postures de l’écrivain. Il rêve encore du camion Steyr qu’il aurait pu conduire sur les routes d’Afrique, grâce à son permis poids lourds. C’est un homme simple, direct qui apparaît devant nous lors de ces cérémonies compassées, pendant lesquelles on entend parfois « le discret ronflement du ministre connu dans le monde entier ».

1. Thomas Bernhard, Ténèbres, Maurice Nadeau, 1986.

Norbert Czarny