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Stratégies

Article publié dans le n°1015 (16 mai 2010) de Quinzaines

Avec Le Troisième Reich (1), Bolaño (1953-2003) signe sans doute son livre le plus hypothétique, presque un affront. Roman désincarné, impénétrable, aride, mystérieux, jouissif parce que presque inaccessible. De ces pages furieusement aplaties sourd une menace troublante, vénéneuse, qui fait de ce récit inclassable un hymne terrible à la stratégie de la littérature.
Roberto Bolano
Le troisième Reich (El tercer Reich)
Avec Le Troisième Reich (1), Bolaño (1953-2003) signe sans doute son livre le plus hypothétique, presque un affront. Roman désincarné, impénétrable, aride, mystérieux, jouissif parce que presque inaccessible. De ces pages furieusement aplaties sourd une menace troublante, vénéneuse, qui fait de ce récit inclassable un hymne terrible à la stratégie de la littérature.

Le roman posthume de Roberto Bolaño, qui fait partie de ses débuts, semble obéir à des règles obscures, à première vue insaisissables, dessinant un lieu propre, quelque part entre le fantasme de sa figuration et son abstraction pernicieuse, dans lequel s’ordonne une étrange aventure, absconse et mystérieusement réglée. Les êtres qui la peuplent semblent vidés de leur substance, abandonnés dans un désert de l’idée, de son signe, relégués dans les limbes de la virtualité et des possibles inimaginables qui peuvent se réaliser dans le moindre écart du temps, de l’espace, et de leur disposition au cœur de la fiction.

Le livre paraît comme exilé dans une zone étrangère, secrète, nourrie de l’œuvre elle-même autant que de sa représentation, dans un espace où ce qui compte n’est pas ce qui se passe mais la disposition que la narration adopte pour signifier quelque chose d’impensable, figuration judicieuse de la peur, du mal, de l’empreinte qu’ils laissent sur les êtres qui s’y débattent et sur l’imaginaire, la littérature tout entière. Le Troisième Reich constitue ainsi un territoire de l’improbabilité, du potentiel, des péripéties qui n’interviennent pas vraiment. Tout dans le livre s’apparente à l’ébauche, à ce qui pourrait advenir, aux métamorphoses du possible dans le champ de l’Histoire considérée comme une reprise, un réinvestissement par la fiction, jeu ultime de la conscience qui se défait dans cette opération. Bolaño engage la détérioration de l’esprit dans le chaos d’une répétition altérée.

Le Troisième Reich n’est pas un roman du réel, de l’Histoire, mais bien de sa figuration dans la littérature, la langue n’y circonscrit pas les faits mais leur relativité, leur instabilité, leur terrifiante potentialité. Tout y est foisonnant et plat, énorme et minuscule, impalpable et dangereux. Pour Bolaño, la littérature constitue un danger aussi bien qu’une salvation, un lieu dans lequel peuvent s’organiser tous les aléas de la réalité et leurs déformations infinies, et c’est pourquoi nous sommes « condamnés d’une manière ou d’une autre à avancer dans l’obscurité ». Voici l’effroi dont se nourrissent ses livres vénéneux, joyaux troubles et noirs d’une conscience qui perpétuellement se défait.

Sous le couvert d’un journal, Bolaño nous plonge dans l’histoire d’un jeune homme, Udo, et de sa compagne qui passent quelques jours de vacances sur la Costa Brava. Le couple rencontre d’abord Hanna et Charly, jeunes Allemands instables et un peu idiots qui, avec quelques locaux plus ou moins abêtis, les accompagneront dans leurs sorties nocturnes, puis Frau Else, étrange résurgence d’un passé qui fascine le narrateur, et surtout « le Brûlé », homme défiguré, loueur de pédalos, subjuguant de laideur, mystérieux et menaçant, qui jette un trouble profond sur leur histoire, vigie d’un mal qui ne se montre pas encore, figure diabolique dont on dit même que « c’est un fantôme ». Cet être qui pourrait être n’importe qui et surtout ce qu’il ne semble pas, rejeté, deviendra le partenaire d’Udo, « Faust des jeux de guerre », dans le jeu (Le Troisième Reich) qui l’obsède : reprise de la guerre de 40 dans lequel ils s’affrontent de longues nuits durant, perdus en eux-mêmes, conjecturant par le jeu même un avenir incertain dans la modification d’un passé qui semble nous hanter. « C’est un jeu, c’est aussi un défi. » Le roman se fait l’écho de cette partie, des réflexions d’Udo, des conséquences de leur absorption dans ce conflit virtuel où toutes les stratégies, réelles et fictives, s’affrontent, sur la décomposition de l’Histoire dans sa modification perpétuelle, dans le parachèvement de la fiction.

Le roman se déploie comme une tache d’encre qui grossit à partir de l’immense champ qui s’ouvre à l’imagination, envisagée à la façon d’un espace conjecturel infini, reprise déjouée sempiternellement, creuset d’une fiction instable, réactivation traumatique du fait, systématiquement altéré, au cœur de la fiction. L’Histoire n’est ainsi plus que l’un des possibles qui s’affrontent dans l’espace du livre, l’un des avatars d’une stratégie poétique qui réordonne le monde et ses sujets en une chorégraphie presque impénétrable. Il ordonne ainsi des thèmes obsédants, interrogeant la matière même de son œuvre naissante (2), la figure du démon, de celui qui hante, dérange, et par là même interroge les dispositions de la culpabilité et la portée du châtiment. Mais il propose surtout un texte défiguré, transformé, néantisé, interrogeant l’influence du mal sur la poésie conçu comme son moteur, son énergie noire, comme celle qui emporte tout lorsque la matière s’effondre dans l’espace.

Bolaño revient, passant par d’autres sentes, d’autres déviations, à une littérature politique, infamante, terrible et jouissive, fruit mûri d’une geste perverse, comme à rebours d’elle-même. Il fait un jeu de tout, une entreprise de l’esprit, une disposition qui figure la violence, les appétits sournois de l’homme, son obsession pour les formes de sa vie et de ses penchants inadmissibles. La littérature est, pour Bolaño, la source même du mal, ou plutôt sa disposition formée, l’expression infrangible de ce qui sommeille dans le temps, nous conforme, nous dispose sur le « plateau du jeu » de notre vie. Le livre se fait ainsi l’espace d’une stratégie gigantesque qui englobe à la fois les possibilités fictionnelles et l’expérience retracée par la mémoire. La littérature semble être ici une guerre, celle du sens et du non-sens, des mots qui se perdent dans le néant et qui accrochent une signification terrible, celle de la culpabilité et du vide, du trouble, de l’effondrement. Le roman perd sa forme dans le jeu même qui le fait advenir, ultime défiguration du sens et de l’Histoire, et il ne reste qu’à dire que « nous sommes des ombres qui jouent avec des ombres ».

1. Ce livre, écrit en 1989, était demeuré inédit et vient de paraître en Espagne. Il se place donc dans la première partie de l’œuvre romanesque de Bolaño et doit se lire aussi dans cette perspective.
2. On pensera évidemment à des livres ultérieurs (parus en « Titres », Bourgois) : Étoile distante (1996) et Nocturne du Chili (2000) dans lesquels des thèmes proches s’entrecroisent.

Hugo Pradelle

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