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 Un homme de trente-sept ans, ouvrier dans une usine de routage de magazines, divorce. Au même moment, sa mère apprend qu’elle a un cancer, qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre. D’origine danoise mais vivant depuis quarante ans à Oslo avec celui qu’elle a épousé, elle décide d’une sorte de pèlerinage au pays natal et se rend dans la petite île de Laeso où jadis elle avait accouché hors mariage de son premier fils, plus tard légitimé par l’union avec le Norvégien père de ses trois autres garçons mais qu’elle n’a jamais aimé.
Per Petterson
Maudit soit le fleuve du temps
 Un homme de trente-sept ans, ouvrier dans une usine de routage de magazines, divorce. Au même moment, sa mère apprend qu’elle a un cancer, qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre. D’origine danoise mais vivant depuis quarante ans à Oslo avec celui qu’elle a épousé, elle décide d’une sorte de pèlerinage au pays natal et se rend dans la petite île de Laeso où jadis elle avait accouché hors mariage de son premier fils, plus tard légitimé par l’union avec le Norvégien père de ses trois autres garçons mais qu’elle n’a jamais aimé.

Arvid, le futur divorcé, a deux filles. Son propre mariage, qui fut d’amour et même de passion, s’est délité, il sait à peine pourquoi. Narrateur méticuleux de l’histoire qu’il vit difficilement, il se remémore en même temps certains épisodes de la trajectoire familiale, en particulier sa vie d’écolier destiné à devenir étudiant, parcours brutalement interrompu par sa décision, idéologie communiste oblige, d’interrompre sa scolarité et d’entrer à l’usine, brisant ainsi les rêves de promotion intellectuelle et sociale de sa mère, qui ne le lui a jamais pardonné.

Il se souvient aussi de la mort de son premier cadet à l’hôpital, six ans auparavant, des débuts exaltants de son aventure amoureuse, et d’une rencontre étrange sur le ferry le conduisant au Danemark sur les pas de sa mère partie sans demander à personne de l’accompagner. Le lecteur ne saura rien de l’individu rencontré, qui prétend avoir été l’ami d’Arvid. Rien, sinon qu’Arvid a peur de lui, le frappe sans raison sur le bateau avant de le retrouver à l’arrivée dans un bar et d’être frappé à son tour, le tout dans une atmosphère de saoulerie triste qui est un des leit motive du livre. La scène nous hantera longtemps, car elle constitue le plus visible mais non le seul accroc qui vient déchirer la surface d’une narration lisse en apparence seulement.

Autrement, on a affaire, au plan de l’anecdote, à une accumulation de petits faits vrais ou donnés pour tels, dont la banalité – toutes les vies en comportent d’analogues – est comme redoublée à la fois par le milieu où ils s’insèrent (un contexte exclusivement ouvrier, fait de tâches répétitives, conduire un élévateur, emballer des barres de chocolat, et de décors sans particularité, sauf ceux qu’offre parfois, mais comme de biais, la nature nordique), et surtout par la volonté du narrateur de nommer avec une exactitude maniaque les moindres rues ou monuments d’Oslo, le tracé des lignes de métro ou de bus, et de décrire aussi précisément que possible les cafés qui abritent son errance, les gestes, les attitudes.

Littérature réaliste ? Assurément, si peut être dite réaliste la prose de Flaubert dans Un cœur simple où, on le sait bien, le choix rigoureux et le montage du peu de scènes retenues dans le déroulement du récit d’une existence entière produit un effet vertigineux de resserrement et d’accélération tragiques, transformant la matière romanesque touffue en conte aux angles durs.

Encore moins réaliste toutefois, en un sens, l’écriture adoptée par l’auteur de ce qui n’est pas un conte mais un roman, bien qu’elle paraisse assez proche du parti pris flaubertien d’impersonnalité – que le génie du maître de Croisset déborde de toutes parts. Mais comment s’y prendre pour transformer le compte-rendu, que l’on veut objectif, d’événements minuscules, dont on voit sans effort comment la déprimante tendance à l’autobiographie romancée des trois quarts de la production française d’aujourd’hui beurrerait des tartines de sous-littérature, comment bâtir de riens ce texte puissant et dense méritant si bien un titre à connotations bibliques qui ne déparerait pas un poème de Poe ?

Il s’agit d’un monologue intérieur. Aucune invraisemblance, par conséquent, dans le fait que la chronologie s’y présente chaotique, bouleversée par des hésitations, des retours en arrière qui obéissent à la logique non linéaire du rêve éveillé, ou par des collages saisissants de vérité psychologique à cause même de leur incongruité. Ainsi, lorsque, convoqué par la rudesse impérative du frère aîné, Arvid se rend au chevet de son cadet mourant, il ne peut mieux traduire l’intensité secrète de son émotion que par le rappel presque indécent de ce qu’il avait ressenti en allant faire piquer chez le vétérinaire un chien en pleine santé qui ne lui appartenait pas. Scène poignante dans sa paradoxale discrétion, qui en quelque sorte assèche par avance tout le pathos que la visite à l’hôpital aurait pu déployer presque légitimement, visite dont la froideur apparente remplit du reste plusieurs fonctions.

Elle offre par exemple, à peu près au milieu du livre, un des seuls portraits un peu étendus du père. Coincé sur une chaise et loin du lit près duquel se tient la mère, gêné, emprunté, il apparaît en quelques lignes pour ce qu’il est en effet : une personne déplacée, l’étranger définitif et pathétique d’une famille où, privé dès le début de l’amour d’une femme qui s’est résignée à lui, il s’est trouvé hors les murs de l’ensemble formé par la mère et ses enfants. Cette séquence quasi muette (on entend seulement la mère, dont c’est l’unique accès de tendresse, répéter « Mon garçon, mon garçon ») s’inscrit d’autant plus fortement dans la mémoire du lecteur qu’elle est vue par Arvid depuis la porte de la chambre, et que son chagrin à lui, inexprimé sauf par sa position dans l’espace – on dirait un des plans géniaux d’Hitchcock dans La Corde – est de se savoir en tout ressemblant à son père, non seulement au physique (sur l’île de Laeso, à la fin, comme il est tombé à l’eau et grelotte, sa mère lui donne en guise de vêtements de rechange ceux de son mari), mais surtout au sein d’une fratrie où il est si peu aimé qu’un Danois l’a pris un jour après la guerre, alors qu’il jouait avec ses frères au bord de la mer, pour « un petit réfugié ».

On comprend qu’il faille un talent peu commun pour éviter de faire pleurer Margot sur le malheur si trivial d’un adulte auquel la mort imminente de sa mère confirme qu’il est un raté et que sa faille originelle – celle d’être le mal-aimé alors qu’il a été le seul enfant voulu, ou du moins programmé, d’un couple désaccordé – n’a jamais pu être comblée et a conditionné sans doute tout le reste. Tout ce qu’il remâche en vain : l’échec de son mariage, l’échec d’un engagement politique où il avait entraîné sa femme (nous sommes autour de 1989, moment de la chute du Mur, Gorbatchev sera-t-il le sauveur ? Mais Arvid a compris, après une phase aiguë de maoïsme, que l’essentiel n’est peut-être pas d’œuvrer au triomphe d’un prolétariat qui s’en fout), l’échec enfin, et c’est le plus bouffon, de son entreprise obstinée de conquête de l’amour maternel.

De conquête ou de reconquête. Car ils ont été complices tous les deux quand il était encore élève et qu’ils partageaient un goûter de mille-feuilles tout en discutant de films ou de livres, complices jusqu’à ce jour funeste où elle l’a giflé par deux fois en public, lui un grand adolescent, parce qu’il venait de lui annoncer son départ de l’école pour l’usine. Aimé peut-être sans l’avoir jamais su de cette femme courageuse et belle, elle-même frustrée dans ses désirs, travaillant dans une fabrique de chocolats puis comme femme de ménage après avoir donné un coup de pied dans le tibia d’un patron trop entreprenant, mais capable de lire dans le texte Absalon Absalon de Faulkner ou Erich-Maria Remarque. C’est elle en fin de compte l’admirable personne déplacée du livre qui évolue, souveraine et un brin dédaigneuse, au milieu d’un prolétariat accablé et volontiers porté sur les alcools d’importation – elle partage d’ailleurs cette appétence ; quant au prolétariat, il est quand même scandinave et pour lui le goût de la culture n’est pas forcément une tare.

Arvid a donc loupé le coche, tous les coches et le discours qu’il se tient à lui-même et qui se veut équitable oscille sans cesse entre le ton amer et digne du constat et la dérive floue des sentiments et des regrets, dans la lumière pré-hivernale du Nord, une lumière louche qui baisse et n’éclaire plus rien. Il est trop tard décidément, en saison et dans sa vie, trop tard dans l’utopie prolétarienne, trop tard pour avoir encore pied dans l’ici-maintenant et la jouissance de ses biens tangibles. « Maudit soit le fleuve du temps » pour celui auquel le sens du timing, autant dire celui du bonheur à prendre aux cheveux a manqué. Et salué soit un grand livre simple, beau comme une toile apparemment figurative de Munch, ou comme le sublime Gertrude de Carl-Theodor Dreyer.

Maurice Mourier

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