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Article publié dans le n°1248 (08 nov. 2022) de Quinzaines

Le 18 novembre 1952 s’éteignait Paul Éluard. Contemporain des deux conflits mondiaux, auxquels il participa, il a été l’un des animateurs principaux du surréalisme avant de devenir une figure exemplaire de la Résistance intellectuelle sous l’occupation allemande. Cette année 2022, qui marque le soixante-dixième anniversaire de sa mort, offre l’occasion de redécouvrir ce poète aussi célèbre que méconnu.
Le 18 novembre 1952 s’éteignait Paul Éluard. Contemporain des deux conflits mondiaux, auxquels il participa, il a été l’un des animateurs principaux du surréalisme avant de devenir une figure exemplaire de la Résistance intellectuelle sous l’occupation allemande. Cette année 2022, qui marque le soixante-dixième anniversaire de sa mort, offre l’occasion de redécouvrir ce poète aussi célèbre que méconnu.

Lors des obsèques du poète, qui réunirent une foule immense, qui célébrait-on ? Le poète résistant assurément, dont le texte « Liberté » avait été lâché à des milliers d’exemplaires par les avions de la RAF sur la France occupée. Sept ans après la fin de la guerre, alors que le parti communiste avait fait de lui un étendard, Paul Éluard représentait l’un des plus exemplaires symboles de la Libération. André Thirion l’a dit : « Sa vie, son personnage étaient intrinsèquement un défi à l’hitlérisme, à ce que Vichy avait voulu obtenir de la défaite militaire. » Mais combien se souvenaient alors du poète surréaliste, de sa très rapide et fulgurante réussite poétique, des conflits qui l’opposèrent très tôt à André Breton jusqu’à son exclusion du mouvement en 1938, de ses amitiés multiples avec les peintres ? 

Le fil conducteur de toute cette œuvre, à travers sa diversité et malgré elle, demeure certainement l’inspiration amoureuse. Dans ce registre, la voix d’Éluard est une des plus pures et des plus émouvantes. Elle se place tout naturellement dans la tradition française d’un lyrisme amoureux qui remonte à Charles d’Orléans, passe par Verlaine et Apollinaire, avant de croiser la mythologie érotique des surréalistes, qui réactive la mystique courtoise de l’amour-passion. Cependant l’écriture amoureuse d’Éluard n’élabore jamais de mythe passionnel comme le fit Breton (par exemple dans « L’Union libre ») ou Aragon, chez qui la force de la passion écrite doit certainement beaucoup à la puissance autoréalisatrice du langage. L’amour éluardien est toujours à l’interface de la vie vécue et de l’écriture. Non que le poème soit une retranscription de l’expérience érotique ; il en est une émanation, ou une célébration.

La suite des recueils d’Éluard scande ainsi sa vie amoureuse, qui s’y lit presque à livre ouvert. Gala, jeune fille russe rencontrée par le poète de 17 ans au sanatorium de Clavadel où il était soigné pour tuberculose, fut la première muse, et épouse, d’Éluard. Brillante, mystérieuse, intrigante et fascinante, elle lui inspira ses premiers poèmes d’amour, traversés d’autant de passion que d’inquiétude, dans une langue aussi étrange que suggestive : « Ta bouche aux lèvres d’or n’est pas en moi pour rire / Et tes mots d’auréole ont un sens si parfait / Que dans mes nuits d’années, de jeunesse et de mort / J’entends vibrer ta voix dans tous les bruits du monde » (Au défaut du silence). Même si Éluard continua jusqu’en 1948 d’adresser à Gala des lettres très émouvantes remplies d’une passion intacte, le couple se sépara en 1929, lorsque Gala devint la compagne, la muse et l’épouse de Salvador Dalí, tandis qu’Éluard ne tarda pas à rencontrer Nusch, une jeune Alsacienne qui vivait autant de la prostitution que des spectacles auxquels elle participait. La poésie amoureuse d’Éluard s’illumine alors pour célébrer une passion enchantée qui mêle à l’exaltation sentimentale l’exultation des corps amoureux : « Tu te lèves l’eau se déplie / Tu te couches l’eau s’épanouit // Tu es l’eau détournée de ses abîmes / Tu es la terre qui prend racine / Et sur laquelle tout s’établit. » (Facile.) La mort brutale de Nusch, en 1946, mena Éluard aux confins du désespoir. Secouru par des amis (notamment le couple Jacqueline et Alain Trutat, dont il partagea l’intimité), Éluard rencontra en 1949, à Mexico au cours d’un congrès pour la paix, Dominique, qui devint sa dernière épouse. Elle lui inspira des poèmes au lyrisme ample célébrant la force universelle de la passion amoureuse : « À l’infini notre chemin le but des autres / Des abeilles volaient futures de leur miel / Et j’ai multiplié mes désirs de lumière / Pour en comprendre la raison » (Le Phénix). 

La célébration amoureuse n’est d’ailleurs qu’une des faces de l’amour vécu. Elle a son envers. L’échec, le désespoir, le dénuement de l’être solitaire privé de la présence aimée se lisent aussi à vif dans cette œuvre. Il y a peu de textes de désespoir amoureux aussi pathétiques que ceux qu’Éluard écrivit dans les moments de rupture. Contemporain de la séparation d’avec Gala, l’admirable « Nuits partagées » creuse en eaux-fortes saisissantes un gouffre vertigineux : « Pour me trouver des raisons de vivre, j’ai tenté de détruire mes raisons de t’aimer. Pour me trouver des raisons de t’aimer, j’ai mal vécu. » Après la mort de Nusch, Le temps déborde fait le constat, au bord de l’aphasie, d’une solitude qui rend le temps inhabitable : « La vie soudain horriblement / N’est plus à la mesure du temps » ; « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres ».

Comme l’a montré Jean-Pierre Richard dans ses Onze études sur la poésie moderne, l’amour est chez Éluard fondateur de l’existence. C’est dans le regard des amants, les « yeux regardants-regardés », que s’instaure une relation de réciprocité qui fait se rencontrer deux libertés. Aimer n’est pas s’enclore dans l’espace fermé du couple. Éluard n’aurait jamais pu écrire, comme Breton : « L’étreinte poétique comme l’étreinte de chair / Tant qu’elle dure / Défend toute échappée sur la misère du monde ». L’amour éluardien est à l’inverse une extension de soi qui trouve son prolongement naturel dans l’amplitude lyrique de la voix poétique. Lorsque Éluard rencontre Dominique, au terme d’un parcours amoureux déjà fourni, il n’hésite pas à écrire : « Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues » (Le Phénix), inversant de la sorte toute la mythologie de l’amour électif telle que l’a élaborée la pensée courtoise, qui avait été réactivée par André Breton. L’amour ouvre au multiple. Lorsqu’il vivait avec Gala dans la maison d’Eaubonne, Éluard n’a pas hésité à accepter dans son couple la présence de Max Ernst – qui avait fait la guerre pour l’Allemagne, dans les tranchées adverses. Il vécut aussi un trio amoureux avec ses amis Jacqueline et Alain Trutat, après la mort de Nusch. 

La problématique amoureuse est le sédiment de l’œuvre du poète. Elle en éclaire, par ramifications multiples, les composantes essentielles. La question politique, par exemple, n’est pas dissociable chez lui de l’expérience du couple, dont elle n’est presque qu’une extension. On retient volontiers, à charge contre le poète communiste de l’après-guerre, son terrible poème à la gloire de Staline (« Joseph Staline », paru en 1950, deux ans avant la mort d’Éluard), de même que l’indifférence qu’il afficha pour les victimes des procès de Prague. C’est le témoignage accablant d’un aveuglement semi-volontaire partagé à l’époque par nombre d’intellectuels et artistes, alors même que le Retour de l’URSS d’André Gide était paru depuis longtemps, en 1936.

Il faut imaginer ce que fut, pour les générations de l’époque, la mythologie communiste porteuse d’une promesse de libération des peuples. Éluard n’avait pas bénéficié d’une formation théorique. Ayant dû arrêter très tôt ses études, il n’a jamais vraiment lu, et encore moins étudié, les grands textes fondateurs des courants marxistes, quand bien même il a partagé, avec les surréalistes, l’engagement communiste. Ce fut un engagement d’instinct, médié par un réseau d’amitiés, notamment avec Pablo Picasso au moment de la guerre d’Espagne. Cette pente proprement affective, qui supplante l’argumentation notionnelle, Max-Pol Fouchet la confirmera : « L’adhésion de Paul Éluard au parti communiste n’était pas seulement idéologique. Elle était profondément humaine. » On le voit à la Libération lorsque Éluard dit, dans Au rendez-vous allemand en 1944, son émotion devant le spectacle des filles tondues pour collaboration amoureuse avec l’occupant : « Comprenne qui voudra / Moi mon remords ce fut / La malheureuse qui resta / Sur le pavé / La victime raisonnable / À la robe déchirée / Au regard d’enfant perdue / […] / Une fille faite pour un bouquet / Et couverte / Du noir crachat des ténèbres ».

L’humanisme et le pacifisme instinctif d’Éluard sont perceptibles dès les premiers poèmes, fortement marqués par la lecture qu’il fit très jeune des Feuilles d’herbe de Walt Whitman, qui venaient d’être traduites en français. Les Poèmes pour la paix qu’il publie en 1918 disent un profond sentiment de fraternité mêlé à la joie amoureuse, que l’on retrouve dans un texte daté de la même année, et paru beaucoup plus tard, en 1940, dans Le Livre ouvert I : 

Je fis un feu, l’azur m’ayant abandonné,
Un feu pour être son ami,
Un feu pour m’introduire dans la nuit d’hiver,
Un feu pour vivre mieux. 

Je lui donnai ce que le jour m’avait donné :
Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
[…] 

Dans ce texte, le « don du poème » n’a rien de mallarméen. Une fois congédié l’« azur », avec l’essence métaphysique qu’il laissait entrevoir, reste le « feu », poétique et non pas prométhéen, nourri de toute la substance matérielle du monde. Il n’y a jamais chez Éluard de résurgences de mysticisme ou d’attrait pour l’occultisme comme on en trouve dans l’œuvre d’André Breton. C’est dans l’ici-maintenant de l’existence humaine que doit se fonder une manière d’habiter le monde : « pour vivre mieux ».

Tel est aussi le fondement de sa création poétique, irriguée par l’expérience amoureuse qui en constitue l’un des ferments thématiques. Dans le titre d’un des recueils qui le fit tôt reconnaître, L’amour la poésie, paru en 1929, aucune virgule ou mot coordonnant ne vient articuler ou hiérarchiser les rapports entre les deux termes. Ils se donnent simultanément, comme un unique paradigme existentiel et langagier. Le mot n’est pas second dans l’existence vécue, il en est un des vecteurs. Cette conviction place Éluard au plus proche des surréalistes. Laisser l’initiative aux mots, c’est pour eux activer leur pouvoir de révélation et d’enrichissement de l’existence. La psychanalyse était passée par là, avec les travaux de Freud, que Breton avait rencontré dès 1921. C’est donc par le travail des mots, et notamment par l’image, que les surréalistes entreprirent de rénover et d’enrichir le rapport de la conscience au monde. Les mots en liberté – ceux de l’« écriture automatique » notamment – avaient mission d’augmenter la vision du réel par toutes les potentialités de l’inconscient. 

Éluard n’eut donc aucune peine à collaborer avec André Breton à la publication de L’Immaculée Conception, où des « essais de simulation mentale » s’alimentent aux sollicitations conjointes de l’inconscient et du langage. Celui-ci est crédité d’une force d’instauration et d’insurrection – comme l’avait conçu Rimbaud – pour faire advenir un monde à la mesure de la conscience humaine. Certains recueils du début de l’œuvre d’Éluard sont d’ailleurs des expérimentations de ce pouvoir : les 152 proverbes mis au goût du jour, publiés avec Benjamin Péret (« proverbe » no 40 : « Il faut battre sa mère pendant qu’elle est jeune »), comme les Notes sur la poésie en collaboration avec Breton, démarquage ironique de réflexions que Paul Valéry avait fait paraître dans Littérature. Loin d’être le signe d’une crise du langage, ces tentatives opèrent une mise à l’épreuve de sa capacité d’actualisation, qui peut faire advenir au statut de réalité les richesses de l’imaginaire. Éluard écrit d’ailleurs, dans Poésie involontaire et poésie intentionnelle : « Les mots détruisent, les mots prédisent ; enchaînés ou sans suite, rien ne sert de les nier. Ils participent tous à l’élaboration de la Vérité. […] Les hommes ont dévoré un dictionnaire, et ce qu’ils nomment existe. » 

L’autonomie créatrice du langage ne saurait cependant être complète chez Éluard. Il a très tôt manifesté une grande réticence devant le culte de l’inconscient prôné par ses amis surréalistes à l’époque des « sommeils ». Et il n’a de fait que très peu pratiqué l’écriture automatique (à la différence de Robert Desnos, qui s’y adonnait avec une créativité époustouflante). Dans la « Prière d’insérer » des Dessous d’une vie, ou la Pyramide humaine, en 1926, Éluard affirmait, comme en un véritable manifeste d’insoumission à la doxa surréaliste : « Il est extrêmement souhaitable que l’on n’établisse pas une confusion entre les différents textes de ce livre : rêves, textes surréalistes et poèmes. / Des rêves, nul ne peut les prendre pour des poèmes. Ils sont, pour un esprit préoccupé du merveilleux, la réalité vivante. Mais des poèmes, par lesquels l’esprit tente de désensibiliser le monde, de susciter l’aventure et de subir des enchantements, il est indispensable de savoir qu’ils sont la conséquence d’une volonté assez bien définie, l’écho d’un espoir ou d’un désespoir formulé. »

Si Éluard refuse ainsi l’indistinction, prônée par Breton, entre textes automatiques et poèmes, c’est parce que ces derniers engagent la responsabilité lucide de l’auteur face au lecteur. Sa liberté s’adresse à celle d’autrui : il y a une éthique de la création poétique. Et c’est bien pourquoi, lorsque surgira au cours du deuxième conflit mondial le débat sur la poésie engagée, Éluard n’aura aucune peine à se ranger sous cette bannière, considérant que le texte ne peut s’enclore en lui-même et répond toujours à une sommation de l’existence. « Tout poème est de circonstance », affirme-t-il dans une conférence donnée l’année même de sa mort, en 1952. L’illustration démonstrative en est fournie par le fameux poème « Liberté », qui devint l’emblème de la Résistance intellectuelle dans la France occupée : ce texte était au départ un hymne à l’amour adressé à la femme aimée, Nusch, dont le nom devait être révélé à la fin. Éluard n’eut aucune peine, ni réticence, à transformer ce texte intime en un poème engagé, en substituant dans le dernier vers le mot « Liberté » au prénom de l’être aimé.

Bien des vers de ce poème rappellent l’étrange pouvoir de fascination des images, séduisantes dans leur étrangeté même, qui caractérise Éluard et constitue assurément sa marque propre, comme dans le distique sans doute le plus cité : « La terre est bleue comme une orange / Jamais une erreur les mots ne mentent pas ». Dans beaucoup de poèmes d’Éluard, le développement poétique n’obéit à aucun schéma linéaire mais se constitue de manière circulaire, en proposant comme des grappes d’images rattachées à une intuition première. Bachelard, qui cite de façon privilégiée Éluard dans ses textes de poétique, affirme : « Oui, chez Éluard, les images germent bien, elles poussent bien, elles poussent droit. Chez Éluard, les images ont raison. » La métaphore végétale tient du constat de lecteur plus que de l’analyse explicative. Parce que les images éluardiennes ne s’inscrivent guère dans un héritage littéraire et ne sont pas le résultat d’un jeu identifiable avec les codes, l’université (où il est peu étudié) est désarmée devant le mystère de cette « évidence poétique » – selon le titre d’un recueil de réflexions sur la poésie paru en 1937 – qui échappe aux voies habituelles de l’érudition. Éluard ne verse jamais dans le discours métapoétique si fréquent au XXe siècle ; il n’opère pas non plus un travail sur le signe linguistique qui ferait de la poésie sa propre matière et son horizon. S’il est un poète de l’image, c’est que celle-ci opère un réenracinement élémentaire du langage au cœur de l’existence. Il écrit dans Le temps déborde : « Je suis devant ce paysage féminin / Comme une branche dans le feu ». Image cinétique, métamorphosante, donnée au lecteur dans son devenir, et dont l’incongruité s’inscrit dans une évidence « élémentaire ».

Bien que souvent obscure à première lecture, l’image éluardienne est aux antipodes de la pratique mallarméenne de l’hermétisme, de l’élaboration d’un sens caché que des exégètes auraient pour mission de dévoiler à la manière d’une herméneutique. Elle n’est pas mystérieuse par un effet d’ésotérisme ; elle l’est le plus souvent par un surcroît et une surcharge de sens qui densifie et multiplie le réel. Elle agrège et condense, non seulement des sensations et pensées connexes, mais aussi sans doute tout un héritage des lectures faites par le jeune Éluard au sanatorium de Clavadel, où la jeune Gala lui procura aussi des textes de poésie russe. Par leur pouvoir de révélation et de recomposition, les images d’Éluard relèvent au plus haut point de ce que Paul Ricœur a nommé « métaphores vives », qui reconfigurent le réel et le donnent à vivre sous un jour nouveau. Éluard en a pleinement conscience lorsqu’il écrit : « Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. » Ainsi se prolonge, dans l’exercice de la parole, l’ambition rimbaldienne d’une poésie qui serait « en avant » : « Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré » (Ralentir travaux). 

Le premier recueil de réflexions sur la poésie publié par Éluard, en 1939, s’intitule Donner à voir. Nombre de ses titres empruntent d’ailleurs au registre visuel : L’Évidence poétique, À l’intérieur de la vue, Les Yeux fertiles. C’est dire que la poésie a profondément partie liée avec le regard, conçu de façon extensive comme exercice d’appropriation de la réalité. Le poète peut affirmer : « Voir, c’est comprendre, juger, déformer, oublier ou s’oublier, être ou disparaître. » On comprend donc aisément la passion qu’Éluard a nourrie, toute sa vie, pour les peintres. De tous les poètes de sa génération, il est celui qui en a connu personnellement le plus, soixante-dix environ, entretenant souvent avec eux des relations d’amitié féconde. Il les nomme, dans son Anthologie des écrits sur l’art, les « Frères voyants ». Ami intime de Picasso, il fut également très proche de Max Ernst, Giorgio De Chirico, Salvador Dalí, Man Ray, Oscar Dominguez, Valentine Hugo, et de tant d’autres. Il conçut avec nombre d’entre eux des ouvrages où textes et créations visuelles se répondent : poèmes écrits à propos des peintres, ou à partir de tableaux, dessins ou photographies, albums « illustrés » par des artistes… Dans ces dialogues inspirés du visible et du lisible, et à l’image d’une rencontre amoureuse, la situation d’altérité n’est jamais oubliée. Elle est même un puissant moteur de création. À la différence des poètes qui, comme Jacques Dupin et Yves Bonnefoy, tentent de faire corps avec les œuvres qui les inspirent, Éluard maintient toujours un rapport d’extériorité qui fait du poème non une transposition d’art, mais une création libre à partir de la sollicitation visuelle. On le voit dans le recueil Les Mains libres, dont les poèmes ont été conçus avec une très grande liberté à partir des gravures de Man Ray. C’est l’exemple d’une générosité créatrice, qu’Éluard projeta constamment sur son plus fidèle ami, Picasso : « À partir de Picasso, les murs s’écroulent. Le peintre ne renonce pas plus à sa réalité qu’à la réalité du monde. Il est devant un poème comme le poète devant un tableau. Il rêve, il imagine, il crée. » (Donner à voir.)

Daniel Bergez

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