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Une Allemagne sur mesure ?

 Comme nous l’ont montré les événements récents, telle la commémoration de la chute du mur de Berlin et de la réunification de l’Allemagne, il n’est guère de pays qui ait aussi fondamentalement changé que l’Allemagne, aujourd’hui modèle et exemple de démocratie européenne et moderne, elle fut pourtant au siècle dernier le siège de la plus criminelle des dictatures qui ait jamais dévasté l’Europe. 
Clemens Pornschlegel
Penser l'Allemagne. Littérature et politique au XIXe et XXe siècles
(Fayard)
 Comme nous l’ont montré les événements récents, telle la commémoration de la chute du mur de Berlin et de la réunification de l’Allemagne, il n’est guère de pays qui ait aussi fondamentalement changé que l’Allemagne, aujourd’hui modèle et exemple de démocratie européenne et moderne, elle fut pourtant au siècle dernier le siège de la plus criminelle des dictatures qui ait jamais dévasté l’Europe. 

Le nazisme a marqué l’Europe dans sa nature même et sans tentative d’explication de l’Allemagne telle qu’elle fut, le retour du refoulé pourrait bien se manifester en Europe sous d’autres formes. Or les ouvrages d’élucidation du problème allemand de Norbert Elias à Joseph Rovan ou Brigitte Sauzay en passant par von Krokow ou tant d’autres n’ont pas manqué pour tenter de cerner le nazisme sans jamais parvenir à une explication ultime.

Mais l’ouvrage de Clemens Pornschlegel en se limitant aux deux siècles passés et à quelques auteurs essentiels, Heine, Hofmannsthal, Heidegger et Brecht aborde de façon très claire le centre même de cette tragique problématique. Tout le problème allemand s’est posé « autour de la construction nationale » comme est intitulé un chapitre de ce beau livre. Jusqu’en 1806 l’Allemagne était divisée en plus de trois cents principautés rivales et plus ou moins isolées les unes des autres, mais toutes regroupées en un vaste conglomérat, le Saint Empire romain germanique, à la fois immobile et impuissant, si bien qu’une véritable conscience politique nationale est toujours restée à l’état de spéculation de l’ordre du poétique ou du spéculatif. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que s’affirme un nationalisme à consonnance raciste.

L’Allemagne fut toujours, comme le fit remarquer Nietzsche, un fantasme dont avant lui Heinrich Heine dans Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne (1) avait en 1831, cent ans auparavant, vu dans quelle folie meurtrière ce pays allait jeter l’Europe. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que ce livre Penser l’Allemagne s’ouvre pratiquement sur un essai consacré au Rabbin de Baccarat de Heine, un texte poétique resté inachevé, peut-être parce que jamais cette cohabitation qui remonte à l’origine même de l’Allemagne ne trouvera d’issue autre que la « solution finale ». Celle-ci fut la tentative presque réussie de suicide collectif.

L’entité allemande, en effet, est restée prise jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans son rêve de pureté ethnique, d’expansion et d’exclusion de l’étranger. Jusqu’à une date toute récente, le concept de nationalité était fondé sur la loi du sang et non sur celle du sol (2) comme en France.

Les fondements nationaux furent d’abord de nature religieuse : la réforme luthérienne et soumis au principe de l’obéissance et du devoir (Pflicht). Ce n’est qu’au début du XIXe siècle, chez Fichte par exemple qu’apparaît politiquement l’idée de nation exclusive de tout ce qui n’est pas elle. Comme l’écrit Pornschlegel « Premièrement, la définition culturelle sépare la nation, y compris la grande bourgeoisie, de la sphère politique qui jusqu’en 1918, restera le domaine privilégié de l’aristocratie ».

Le politique est toujours resté marginal, sans vocabulaire et sans prise réelle, jusqu’au moment où au lendemain de la Première Guerre mondiale, le refus de l’engagement civique au nom d’une culture « supérieure » et éloignée des préoccupations quotidiennes bascule à l’extrême droite dans la contestation véhémente de ce politique même. Les entreprises de dénégation de la République de Weimar qui ne connaîtra parmi les intellectuels que de rares soutiens, comme celui de Thomas Mann, contribueront largement à faire sombrer l’Allemagne dans le crime hitlérien.

Pour montrer les tensions qui divisent l’idée même d’Allemagne, Clemens Pornschlegel, dans une partie du livre judicieusement intitulée « sur la crise des fondements les grands témoins », s’appuie sur Hofmannsthal, Heidegger et Brecht, l’un d’origine juive, obsédé par la tentation de l’effacement pour mieux affirmer son appartenance, l’autre qui dévoile la pensée philosophique au cœur du nazisme, le Dichter (le poète) s’érige en Führer, vieille et catastrophique idée, et le troisième qui met le sacrifice, au nom de l’Einverständnis de l’accord sur un même but, au service du politique, (« victime » et « sacrifice » se traduisent en allemand par un seul et même mot : Das Opfer, ce qui en dit long sur la nature de l’obligation, la Pflicht). Au cours des siècles l’Allemagne a toujours été son propre rêve de Ulrich von Hutten et des humanistes de la Renaissance en passant par l’Hypérion de Hölderlin (3) jusqu’à sa paradoxale réalisation le 21 janvier 1871, dans la galerie des Glaces de Versailles.

Issu d’une ancienne autorité aristocratique de soumission, ce Reich se trouve d’emblée confronté à l’impossibilité de concilier la « cité », notion difficile à traduire en allemand et le « métaphysique ». C’est la confusion heideggérienne entre germanité et « authenticité », seule la langue allemande pense ! C’est chez Hofmannsthal le refus du politique démocratique et l’opposition de la Bildung, la culture personnelle et plus ou moins orientée sur les « belles-lettres » à la démocratie, comme si l’Allemagne dans sa vision d’elle-même s’opposait radicalement à la civilisation civique. On sait que le concept même de la laïcité sur lequel se fonde l’idée de République est lui aussi intraduisible en allemand ; l’un des derniers chapitres du livre de Clemens Pornschlegel met bien en évidence la séparation entre ce mythe laïque et résistant français, sorte de tableau mythique, et le réalisme d’une technique impérialiste et conquérante allemande au XXe siècle.

1. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Imprimerie nationale, 1993.
2. Rogers Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Belin, 1997.
3. Traduction et introduction de Jean-Pierre Lefebvre, Flammarion 2005.

Georges-Arthur Goldschmidt

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