Sur le même sujet

A lire aussi

Livre du même auteur

Une boucle infinie

Article publié dans le n°1134 (01 sept. 2015) de Quinzaines

L'Infinie Comédie, chef-d'oeuvre de David Foster Wallace (1962-2008), paraît enfin en France, presque vingt ans après sa publication en anglais, et sept ans après le suicide de son auteur. Devenu culte aux Etats-Unis, le livre pose la question, très à l mode, du roman « encyclopédique », et creuse l'écart entre intellectuels et grand public. A une époque où la lecture est en chute libre, on peut se demander si Foster Wallace écrivait uniquement pour les universitaires.
David Foster Wallace
L'Infinie Comédie
L'Infinie Comédie, chef-d'oeuvre de David Foster Wallace (1962-2008), paraît enfin en France, presque vingt ans après sa publication en anglais, et sept ans après le suicide de son auteur. Devenu culte aux Etats-Unis, le livre pose la question, très à l mode, du roman « encyclopédique », et creuse l'écart entre intellectuels et grand public. A une époque où la lecture est en chute libre, on peut se demander si Foster Wallace écrivait uniquement pour les universitaires.

Au lycée, à Milwaukee, j’avais un copain, l’un des seuls Noirs de mon école, enfant unique dont la mère était morte et dont le père était un ancien alcoolique.
Il s’appelait Edward, surnommé « Big Ed » parce qu’il faisait presque deux mètres, de loin  le garçon le plus grand de notre promotion. À cause de son histoire familiale, il refusait de toucher à l’alcool, ce qui a donné lieu à quelques scènes sadiques et vaines de la part de notre bande. À ma connaissance, il restait tout aussi pur vis-à-vis de la tentation sexuelle ; par principe, par goût, par peur ? Je ne le saurai jamais.

Mais Big Ed avait une passion : Downtown. Pas le tube romantique de Petula Clark, sorti en 1964, lorsqu’on avait sept ans. Non, il s’agissait d’une ville miniature construite au sous-sol de sa maison, étalée sur des planches soutenues par des tréteaux. Le soir et le week-end, Ed plongeait dans cet univers souterrain : ses boutiques, ses avenues, ses voies ferrées, ses flics et ses pompiers, ses écoles, ses hôpitaux, ses ponts, ses collines, ses feux rouges. Nous, sa poignée d’amis, avons pu l’apercevoir une seule fois, un samedi soir après un match de basket. On en était gêné. Comment réagir ? On avait envie de se moquer de lui – notre mode d’expression habituel –, tout en comprenant qu’il était le plus vaillant de la bande. Des années plus tard, j’apprendrais qu’il avait fait un doctorat en urbanisme au MIT, la meilleure université américaine dans ce domaine.

Quand je relis L’Infinie Comédie, je songe à Big Ed. À cause du thème de l’addiction, omniprésent dans ce roman ? Parce que l’intrigue a lieu en grande partie dans le Massachusetts, où mon camarade a étudié et travaillé ? Bien sûr. Mais surtout à cause de l’ambiance solitaire et adolescente d’une œuvre régie par une mythologie hermétique. Et animée par une passion géographique.

Si Downtown incarnait toutes les villes des États-Unis, L’Infinie Comédie représente un continent entier, l’Amérique du Nord. Foster Wallace aurait pu l’intituler l’O.N.A.N., acronyme employé dans ce livre pour désigner l’Organisation des Nations d’Amérique du Nord, entité créée après la fusion du Mexique, des États-Unis et du Canada, ce dernier ayant reçu un cadeau empoisonné – littéralement – de la part des Américains : une partie de l’État de New York et de la Nouvelle-Angleterre, appelée la « Grande Concavité », région où les Yankees rejettent leurs déchets. Son roman raconte non seulement la sexualité masturbatoire du héros, Harold « Hal » Incandenza, star de l’équipe de tennis de l’Enfield Tennis Academy, près de Boston, mais aussi la guerre en germe opposant les séparatistes québécois – les Assassins en Fauteuil Roulant – aux ONANistes.

Quand se situe l’intrigue ? Bonne question. Les flashbacks renvoient à une période commençant en 1960, mais, en ce qui concerne « l’avenir » (le roman est sorti en 1996), la datation de L’Infinie Comédie a fait couler beaucoup d’encre. Parce que, au début du XXIe siècle, le calendrier grégorien aurait été remplacé par des années « sponsorisées » par de grandes marques qui font de la pub pour leurs produits phares : le Whopper ; la compresse médicale Tucks ; la mini-savonnette Dove ; le Wonderchicken Perdue, etc.

C’est sans doute ce côté « roman d’anticipation » qui a fait de L’Infinie Comédie un phénomène littéraire aux États-Unis, mais à mon avis le véritable intérêt du livre se trouve ailleurs : dans sa construction résolument autiste. Il s’agit d’un « infinite loop » (« boucle fermée »), à l’image des films produits par le père de Hal, fondateur de l’Enfield Tennis Academy. Peu importe le point d’entrée, le lecteur sent immédiatement qu’il a affaire à un système clos : « Le suicide intempestif à cinquante-quatre ans du Pr James O. Incandenza Jr fut ressenti comme une grande perte dans trois mondes au moins. Le Président J. Gentle (ex-Canadien), au nom de l’O.N.R. de l’U.S.D.D. et de la C.E.A. post-annulaire de l’O.N.A.N., le décora à titre posthume et envoya ses condoléances par un courrier électronique ARPA-NET top secret. L’enterrement d’Incandenza dans le comté québécois de L’Islet fut retardé deux fois par des cycles d’hyperfloraison annulaire. Les Presses universitaires de Cornell annoncèrent un projet de monographie honorifique. Certaines jeunes cinéastes en vue dits d’“après-garde” et “anticonfluentiels” utilisèrent, dans leurs réalisations de l’Année de la mini-savonnette Dove, quelques mouvements visuels obliques – à base d’éclairages en clair-obscur et d’effets optiques caractéristiques du style d’Incandenza – en guise d’hommage élégiaque très pointu qu’aucun spectateur ne remarqua. » Affichant autant d’érudition, Foster Wallace a surement gagné ses titres de noblesse de « romancier encyclopédique », mais est-ce là un triomphe ?

En même temps, ce livre est drôle et mystérieux. Par exemple, l’apparition du chiffre 90, multiple de la trinité. Foster Wallace s’est inspiré du nom de l’ordinateur, le Hal 9000, du film 2001 : l’odyssée de l’espace (« Carl » dans la version française). Hal Incandenza a le cerveau d’un ordinateur : à dix-huit ans, il a déjà mémorisé la moitié de l’Oxford English Dictionary. Tandis que son patronyme évoque le clignotant qui servait d’œil pour le Hal 9000. Ensuite, pour reprendre ma démonstration cabalistique – L’Infinie Comédie suscite ce genre de discussion ! –, le roman est divisé en quatre-vingt-dix sections, chacune indiquée par un petit rond. C’est aussi le nombre de jours pendant lesquels Incandenza père a tourné son dernier film, L’Infinie Comédie, qui dure quatre-vingt-dix minutes.

C’est dire combien le roman ressemble à un puzzle, à une énigme autoréférentielle, construite à partir d’indices permettant au lecteur d’appréhender l’O.N.A.N. – le Downtown de Foster Wallace – dans son intégralité. Hélas, à l’exemple des figurines que Big Ed avait placées sur ses rues, les personnages sont secondaires, des pions dans un jeu d’échecs.

Au cœur du puzzle se trouve la cartouche master de la vidéocassette L’Infinie Comédie, recherchée par les terroristes parce qu’elle tue chacun des spectateurs qui la visionnent. Une fois devant l’écran, on ne peut plus s’arracher à ses images fascinantes. On finit par mourir. Les Québécois espèrent obtenir la cartouche afin d’en faire des copies qu’ils distribueront à l’ennemi.

Comme dans une pièce de Shakespeare, la famille Incandenza se trouve alors sur le devant de la scène de l’Histoire. D’abord, le père, créateur de l’arme létale, ensuite sa femme Avril, maîtresse du chef terroriste, ainsi que leurs fils aîné, Orin Incandenza, qui présentera à son père son amante Joelle van Dyne, « la plus jolie fille de tous les temps », la future star de la vidéo.

N’est-ce pas ainsi qu’un enfant perçoit l’univers de ses parents : des êtres plus grands que nature, capables de contrôler le destin de la planète ? C’est peut-être le charme secret de L’Infinie Comédie : Foster Wallace ne perd jamais son innocence émerveillée.

Steven Sampson

Vous aimerez aussi