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Une littérature de l'empêchement

Article publié dans le n°1122 (16 févr. 2015) de Quinzaines

Rémi David
Lava (Le Tripode)
Fabien Clouette
Quelques rides (L'Ogre)
Depuis quelque temps déjà, la littérature française témoigne du retour puissant d’une fiction romanesque revendiquée, assez traditionnelle, accueillante, qui assume sa lisibilité et maintient un...

Depuis quelque temps déjà, la littérature française témoigne du retour puissant d’une fiction romanesque revendiquée, assez traditionnelle, accueillante, qui assume sa lisibilité et maintient un rapport de relative évidence avec le lecteur. Pourtant, il ne faudrait pas que ce mouvement gomme une autre manière de concevoir la littérature et la lecture, plus opaque, plus bouleversante. Des écrivains continuent de les envisager comme un choc, dans une perspective de déplacement et de bousculement de leur ordre habituel. Cela semble plus ardu, moins accessible et rebute souvent ; mais tout ne peut, ni ne doit, être évident. La littérature est aussi affaire d’empêchement, de résistance. Et le lecteur doit souvent consentir un effort particulier pour entrer dans un univers ou une langue donnés, faire preuve de bienveillance, manifester une aptitude à accepter ce qu’il ne comprend pas d’emblée.

Et il faut, c’est vrai, un certain courage pour affronter la masse compacte et brève de Quelques rides, pour s’abandonner à la succession de faits que le roman juxtapose, faisant fi d’une quelconque continuité ou cohérence, pour se laisser glisser dans les creux et les gouffres qui s’y ouvrent sans cesse comme autant de chausse-trappes menaçantes. Ce roman procède entièrement d’une inquiétude curieuse, d’un appétit pour le dessous, l’inévident, le fouillis de ce qui ne se nomme pas et s’appréhende moins encore, tant la conscience et la logique s’y opposent. Quelque chose y résiste, obstinément.

Heureusement – pour mieux y contrevenir sans doute, pour souligner le potentiel de la fiction –, Fabien Clouette fait précéder le récit proprement dit d’un prologue qui en condense, en deux pages, la trame relativement ténue. Un certain Capvrai, individu bizarre s’il en est, a blessé une jeune muette et assassiné le beau-frère de son patron. Comme il « souffre d’un drôle de mal » qui lui fait « sans s’en apercevoir, [incarner] son frère décédé quand ils étaient enfants. Il appelle cette incarnation “chef” et lui obéit ». Reconnu insensé, il n’est pas jugé. Le récit qui suit est composé des notes et des carnets du psychiatre qui l’a « expertisé », « repris, mis en forme et interprétés par Cashon », assistant distrait et peu intéressé par le cas d’un homme incohérent, lui adjoignant toutes sortes de considérations ou de brèves digressions qui parasitent le portrait d’une existence peu ordinaire.

Le roman présente ainsi des successions de séquences narratives disparates qui se complètent, s’expliquent ou s’obscurcissent, c’est selon. On perd pied immédiatement, on trébuche, on ne sait plus qui dit quoi, de quoi, ni de qui… La chronologie semble inexistante, la valeur des discours, des souvenirs et des observations, indiscernable. Le livre consiste en l’accumulation de strates qui s’ajoutent les unes aux autres pour établir une cartographie quasi impénétrable de la vie de cet homme, de son passé, de son présent et de son environnement concret. Et c’est là l’intérêt de cet étrange objet littéraire : empêcher sa lecture « évidente », nier la nécessité d’une cohérence romanesque, d’un ordre de la narration, d’une linéarité et, plus loin, d’une intelligibilité.

Le lecteur doit abandonner l’espoir d’y saisir quoi que ce soit, laisser derrière lui sa manière de lire habituelle. Il doit se déplacer de côté, à la manière d'un crabe, accepter des associations intimes, se laisser contaminer par quelque chose de parfaitement autre. C’est une expérience un peu douloureuse, mais très stimulante. Quelques rides se déploie dans une incertitude énonciative, suivant les chevauchements de la fiction, le mélange de discours dont ne sait jamais vraiment clairement qui les rapporte – des témoins, les personnages eux-mêmes, un narrateur flou –, dans un ordre incertain, dévoyé, modifié. Quel inconfort, mais aussi quel délice ! C’est un peu comme si Clouette transformait un plan en un volume, faisant du récit quelque chose, non qui se suit, mais qui se traverse. L’écrivain envisage la fiction comme une perturbation perpétuelle de sa lecture : si l’on accepte ce bouleversement, l’expérience est formidable !

Si Fabien Clouette fait le choix d’un empêchement qui s’appuie sur d’incessantes médiatisations, sur l’impossibilité de discerner quelque chose de fixe dans son discours, Rémi David opte pour un dispositif plus frontal, et plus ouvertement provocateur. Lava semble illisible dès l’abord, par la langue qu’il crée, par son apparence même. Voici un exemple de ce que raconte Lava, matricide, devant le tribunal : « Lava. La voule. Avouez-le vous. La. Vouliez. Vous. La. Voyez. Voilà. Vois-la. Méta. Morphose de. Lava le. Lavage de. Cerveau. Par. La langue le. Frottage des. Carreaux du. Cerveau la. Vanité de. TOUT. C’que vous. Pouvez. Penser. La. Varice de. Votre. Gé. Néro. Sité l’a. Val’ment de. L’avalée. » L’écrivain se place d’entrée, par l'usage d'un discours « logorrhéique » et heurté, dans l’illisibilité. Prenant le parti d’une apparente incommunicabilité, d’une langue atrophiée, redéfinie, syncopée à l’extrême, optant pour une re-ponctuation étrange, des élisions envahissantes, il revendique un héritage double : celui d’Artaud et de Beckett. L’empêchement de la lecture semble alors patent, souligné, systématique.

Et c’est ici que se loge un paradoxe. La lecture de Lava est finalement assez facile – on comprend vite qu’un des arguments de l’écrivain consiste à nous habituer à un langage autre dans lequel on entrerait sans le savoir ou le vouloir vraiment, et cela ne nous convainc pas. Non que l’on refuse les règles ou le délire d’un étrange langage, mais bien au contraire parce que tout y est confondant d’univocité. Les opérations de déstructuration syntaxique paraissent presque toujours artificielles, vaines, les situations et les propos semblent souvent obéir à des formes de clichés – nous ne citerons que le passage assez grotesque sur le bonheur (section 38) –, les appositions sémantiques confinent au jeu de mots laid… On est loin des expériences de glossolalie d’Artaud ou même des textes de Guyotat. On est dans une forme de vide, d’expérience stérile qui considère l’incompréhensible, l’expérience de la différence, selon un régime simpliste et creux. Il ne sort rien de l’expérience de cet autre état de la langue ; ici, aucun des questionnements que fait naître le livre de Clouette. Ne demeure qu’un empêchement factice, qui finalement se détourne et lasse.

L’expérience, le jeu, la profondeur d’un regard ou d’une pensée de la littérature, de la fiction, du langage qui s’invente pour l’exprimer, tout cela doit faire écho au désir du lecteur d’éprouver la différence. Ce n’est pas chose facile, mais parfois profondément émouvante.

Hugo Pradelle

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