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Une narration chirurgicale

Article publié dans le n°1247 (10 oct. 2022) de Quinzaines

Un couple au bord de la séparation choisit la Sicile pour son voyage de la dernière chance. Roman brillant sur la noirceur ordinaire, Taormine est sans conteste la belle surprise de cette rentrée.
Yves Ravey
Taormine
(Minuit)
Un couple au bord de la séparation choisit la Sicile pour son voyage de la dernière chance. Roman brillant sur la noirceur ordinaire, Taormine est sans conteste la belle surprise de cette rentrée.

Un homme et une femme atterrissent à Catane pour une semaine de villégiature dans un hôtel de luxe. Dès les premières lignes, le ressort psychologique est manifeste. Mais tandis que chaque geste fait l’objet de développements pléthoriques, les émotions sont à peine effleurées. L’asymétrie ainsi produite donne au texte toute sa singularité. De fait, l’incarnation est d’autant plus réussie que l’auteur s’abstient de caractériser ce Melvil et sa femme, dont la mécanique conjugale suscite une curiosité vive, tout au long d’une lecture de plus en plus nerveuse. Tout concourt à faire monter l’intensité. La tension ne retombe jamais, tout en restant subtilement superficielle. Une matière brute donc, qui intrigue de bout en bout. Mais que se passe-t-il ici ? On ne comprend pas tout de suite. On ne comprend que tard. Yves Ravey nous étourdit de mots mais ne nous laisse pas clairement voir où l’on va.

L’attention aux détails les plus minuscules renforce l’impression d’une narration opératoire, à la manière de ces comptes rendus que les chirurgiens dictent à leur secrétaire en préalable à une intervention médicale. Cela donne par exemple : « Penché sur l’aile avant de la voiture, en appui d’une main, et sur un pied, imprimant à mes mocassins retournés des coups successifs contre la portière pour que s’écoulent en pluie les grains de sable logés à l’intérieur […]. » Mais l’approche psychologique des personnages est habilement servie par le talent littéraire de l’auteur. Les hésitations et les doutes percent sous l’abondance des détails. Les affects se dévoilent dans le silence de leur évocation. L’imbrication du discours direct dans le discours indirect, cette audace répétée en plusieurs points du livre, ne manque jamais de produire son effet : « À ceci, elle a répondu que nous étions, nous, oui, nous, Melvil, un couple d’irresponsables, surtout toi. »

Tout narrateur qu’il est, de ce mari on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il est inscrit à Pôle Emploi, dont il décline, une à une, toutes les propositions de travail. Il aurait quelque chose du névrosé obsessionnel, mais les informations le concernant ne peuvent dissiper complètement son mystère. Qui est-il ? Que dire de ses réactions dans ce séjour où surgit l’imprévu ? Le monologue intérieur révèle un questionnement incessant, mais toujours surfacique. Les pensées ne font que s’entrechoquer : « Après avoir fait le compte de l’argent disponible, j’ai dégusté à la petite cuillère la mousse brune et sucrée au fond de la tasse d’expresso. »

L’étrangeté est partout, le rythme remarquable, qui sait jouer de l’excitation du lecteur, jusqu’à l’exultation finale… 

[Extrait]

« Objectivement, écartant toute suspicion de faute, j’ai déclaré que c’était moins grave qu’on ne l’imaginait. Soyons clairs, Luisa, et comprends-moi bien. Je ne suis pas en train de dire qu’un enfant de migrant, c’est moins grave, je suis en train de réfléchir à ceci, que ça doit arriver souvent. Je pense donc que les autorités ne vont pas mettre sens dessus dessous la région de Catane pour retrouver le responsable. D’abord, de responsable, il n’y en a pas ! »

Yves Ravey, Taormine

Patricia De Pas

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