Sur le même sujet

L’été sans fin

C’est à la locution latine dans son sens fort que se réfère Bernard Chambaz : « et cetera desunt – et ce qui reste manque », précise-t-il dès le début du livre. La « singulière » absence des êtres aimés se heurte au « soleil éclatant » de l’été qui souligne et accroît la présence des ombres.
C’est à la locution latine dans son sens fort que se réfère Bernard Chambaz : « et cetera desunt – et ce qui reste manque », précise-t-il dès le début du livre. La « singulière » absence des êtres aimés se heurte au « soleil éclatant » de l’été qui souligne et accroît la présence des ombres.

Avec les deux épais volumes d’Été, publiés en 2005 et en 2010, Bernard Chambaz avait composé une sorte de monumental « Tombeau de Martin » avec mille et un poèmes organisés en dix chants (cinq par volume). Ce nouveau recueil s’organise à son tour en cinq parties regroupant successivement 35+1, 45, 35, 45 et 35 poèmes. Remarquons aussi que le titre des cinq derniers ouvrages de poésie de Bernard Chambaz commence par e, la cinquième lettre de l’alphabet (celle qui peut être muette et qui disparaît dans le roman de Georges Perec). Pourquoi une telle présence du nombre 5 et de ses multiples ? C’est que la perte d’un enfant, Martin, a donné un sens tout autre au « nous 5 » qui révélait la famille unie. Comme Bernard Chambaz l’écrivait à propos d’Été, nous trouvons dans Etc. la même « figure rabâchée du martin-pêcheur », figure chère, récurrente, évocation métonymique du fils Martin, l’Absent le plus criant. Les deux ensembles sont dédiés à Anne[1], la femme aimée, l’« amoureuse aux yeux verts ». Un poème rappelle ces « quarante-huit ans et demi aujourd’hui ensemble ». Etc. nous fait voyager dans le monde, de la Biélorussie aux États-Unis, en passant par Paris et Ivry, mais aussi dans la poésie, avec l’évocation des œuvres, de la vie, et souvent de la mort, de nombreux poètes russes, américains et français. 

Sur le sème du manque, broder une mémoire où ne rien perdre, « avenir/horizon dessoudé ». L’oblique des paradigmes manquants, ce sera le livre. Aux noms qu’on ne détermine pas (« étoiles finitude ni murmure tilleuls ») hormis pour les écarter par la conjonction additionnelle et privative, il va falloir suppléer. Il faut raccommoder, « faire la soudure » avec et entre ceux qui manquent. Des noms de lieux déterminent des sons. Un réseau sonore foisonne, inverse et dissémine les y et les i.

« À force d’y revenir
– à Ivry –
par esprit de finesse et de géométrie
y – c’est au cimetyère
avec les yfs les ciprès »

Le souvenir vit dans une ritournelle de vie sautillante, presque légère. On peut entendre ce qui est tu de l’énumération, « cela ne vit que par nous ».

L’enquête sur l’usage d’etc. et de ses substituts chez des poètes comme Khlebnikov conduit aussi à l’ami manquant, Mathieu Bénézet[2], qui préférait les points de suspension, comme Mallarmé et Pasternak. Une sorte de fraternité rapproche ces poètes qui tous explorent le manque.

On peut ajouter des synonymes, imparfaits, approchants : « et de même, en outre », prolonger, la liste est longue des mots qui ferment la phrase en ouvrant l’espace. Le texte alors n’est pas achevé ; la suite, tue, est accentuée par le déroulé de l’implicite qui foisonne, à l’inverse de la vie abrégée (« – à cinq – » avec Martin), ce dont ne peuvent rendre compte etc., les points de suspension et toutes leurs variantes.

Que tombe le c, et voici le et, conjonction de coordination :

« pâquerettes et givre et clarinette »

Les tirets enferment et séparent, mettent en relief et martèlent l’exigence :

« joindre – dans la phrase – ce qui se disjoint
– dans l’existence – »

Toujours un signe pour intégrer : « – et givre et vivre et rivière et hier ». Chaque mot contenu en un autre se dit, chaque être se ramifie, l’absence éclate en syllabes qui recomposent d’autres mots-rivières.

« Etc. » aurait pu être la dernière section. Constituant la première, elle nous annonce en prolepse que ce livre développera ce qui manque.

La seconde section du livre, « La mort de Verlaine », suit les derniers mois de ce « prince des poètes » désargenté dans ses écrits, imagine ses dernières pensées, avant de conter l’enterrement. Comment les poètes peuvent-ils continuer à écrire, quand ils sont dans le deuil des êtres les plus chers ? Et quand leur propre disparition approche ? Verlaine lui-même consacra 25 poèmes de son recueil Amour à Lucien Létinois, mort à 23 ans, qu’il considérait comme son fils.

Robert Desnos, lui aussi, auteur des « Couplets de la rue Saint-Martin », pleurant son ami André Platard, fusillé par les nazis, et de la chantefable du martin-pêcheur, continua à écrire, dans la nuit, des poèmes et des lettres d’amour à Youki, un amour de 16 ans[3]. Il envisageait son avenir de fantôme et déclarait à Youki : « Je sais, Youki, le point de la terre / où il faut aller pour revoir les âmes des morts regrettés. » Idée proche de ce rêve, évoqué précédemment, du vieil homme au bord de l’océan qui pense au chant XI de l’Odyssée, « puisque les morts y boivent / le sang noir et – un instant – / revivent[4] ».

Desnos, cité par Bernard Chambaz, écrivait : « Rien ne meurt la mort n’est pas vraie. » Ce qui est vrai, c’est l’amour.

« Amo ergo sum
c’est de moi
mais c’est aussi de Pound – cela dit
c’est – ce sont – toi et moi
qui avons gravi Loveland
pass – et c’est – ce sont – bien nous
qui nous sommes plongés dans ces
specimen days
si vifs – inégalables –
depuis un océan jusqu’à l’autre
océan – jusqu’à toi –
sur une route qu’on aurait bien aimé
qu’elle finisse pas[5] »

La dernière partie, « Du Bellay du balai », rassemble des poèmes adoptant la disposition strophique des sonnets. Martin y est encore présent, puisque l’oncle Martin du Bellay, mort quelques mois avant Joachim, y apparaît. Mais ce sont surtout les regrets et les voyages du poète qui y sont évoqués. C’est aussi l’occasion de faire paraître de nombreux autres poètes, comme Mallarmé, qui habitait rue de Rome et qui voulut écrire un « tombeau » pour son fils, Anatole. Mais aussi E.E. Cummings, l’auteur de Font 5, Pasolini ou Toulet, tous auteurs de sonnets de leur façon.

Demeure « [l]’été en boucle », partagé avec l’Aimée : « nous donnerions tout pour recommencer ».

On fait « ce qu’on peut avec les moyens du bord ». On vit, on écrit, on aime. Naît une poésie où bondit chaque élément : le vers se brise, il se rétablit, autant de péripéties que celui qui manque, l’oiseau léger, traverse de sa manière absente. 

[1]. Déjà dédicataire du premier recueil de Bernard Chambaz, en 1983, & le plus grand poème par-dessus bord jeté, et d’autres ensuite.
[2]. Mathieu Bénézet est mort le vendredi 12 juillet 2013.
[3]. Âge définitif de Martin, mort accidentellement le samedi 11 juillet 1993.
[4]. Au pays des Cimmériens, Ulysse rencontre sa mère et ses compagnons morts, après avoir fait couler le sang des sacrifices dans un trou qui communique avec l’Érèbe. Ezra Pound a utilisé une partie de ce chant pour le premier de ses Cantos.
[5]. Sur cette traversée du continent américain à vélo, voir Bernard Chambaz, Dernières Nouvelles du martin-pêcheur, Flammarion, 2014. Le titre de la troisième partie d’Etc. paraphrase celui de ce récit : « Dernières nouvelles données du bord de l’océan ».

Isabelle Lévesque

Vous aimerez aussi