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Cohérence de Cohen

Marcel Cohen, connu pour ses volumes de récits si brefs qu’ils tenaient parfois en quelques lignes, nous offre aujourd’hui un livre uniquement composé de 293 citations, où, paradoxalement, rien n’est de lui : ni le prière d’insérer, signé par l’éditeur, ni même les quelques phrases de la préface, empruntées à une lettre du poète Wallace Stevens ! Et le tout aboutit à l’un des ouvrages les plus personnels peut-être de l’auteur…
Marcel Cohen
Autoportrait en lecteur
Marcel Cohen, connu pour ses volumes de récits si brefs qu’ils tenaient parfois en quelques lignes, nous offre aujourd’hui un livre uniquement composé de 293 citations, où, paradoxalement, rien n’est de lui : ni le prière d’insérer, signé par l’éditeur, ni même les quelques phrases de la préface, empruntées à une lettre du poète Wallace Stevens ! Et le tout aboutit à l’un des ouvrages les plus personnels peut-être de l’auteur…

Du narrateur d’un de ses précédents ouvrages, Je ne sais pas le nom (Gallimard, 1986), Marcel Cohen écrit sur la quatrième de couverture qu’il était un « enfant de l’Holocauste » ressentant « sa survie comme une erreur » et « appartenant à une génération qui ne peut plus témoigner, et ne peut pas non plus se taire ». Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que le narrateur en question est Marcel Cohen lui-même. L’auteur avait 5 ans en 1943, quand il a assisté, du trottoir d’en face, alors qu’il revenait du parc, à l’arrestation de sa famille, des grands-parents à sa petite sœur de 3 mois. Il n’a jamais voulu s’arroger le droit de raconter ce dont il n’avait pas été directement témoin, ce qui était advenu à ses proches dans les camps, mais il n’a jamais pu non plus se départir d’un sentiment mêlé de culpabilité et de colère contenue. Depuis, il porte sur le monde, sur cette époque, mais aussi sur ce que nous vivons aujourd’hui, ce regard si lucide et pourtant si nuancé qui est sa marque.

Le lecteur qui a lu les textes précédents de Marcel Cohen retrouvera également, dans les citations qui constituent ce nouveau livre, des thèmes, des hantises qu’on lui connaît depuis presque cinquante ans maintenant qu’il publie des livres. L’Inde, par exemple, qui servait déjà de cadre à son premier récit, intitulé Galpa (Seuil, 1969 ; rééd. Chandeigne, 1993), se signale encore, ici ou là, dans cet Autoportrait en lecteur. L’indifférence presque absolue à la valeur de la vie humaine, inhérente à la logique économique de la marine marchande d’aujourd’hui, aussi. Et les guerres, bien sûr, la boucherie sans nom de la Première, la monstruosité de la Seconde, qui va se nicher, comme le Diable, jusque dans d’ahurissants détails, rappelés avec autant de sobriété que d’efficacité ici. C’est l’une des singularités de ce livre, qui n’en manque pas, que ces 293 fragments prélevés dans les œuvres des autres n’apparaissent jamais comme un ensemble disparate, écartelé entre les obsessions contraires des différents auteurs auxquels ces propos sont empruntés. Tout se passe à cet égard comme si, par sa simple présence, même invisible, l’auteur était parvenu à « aimanter » imperceptiblement les phrases des autres.

Une autre preuve de l’extraordinaire cohérence de cette œuvre, c’est qu’on reconnaît aisément dans les auteurs des citations (dont la liste est donnée en fin de volume) ceux avec qui il « dialogue » de longue date. Outre les Français, écrivains ou journalistes, historiens ou simples témoins, on trouve logiquement des Allemands, au premier rang desquels ceux qui ont essayé de penser l’Holocauste. Parmi les Anglo-Saxons, les poètes objectivistes américains se taillent la part du lion, leur souci de l’effacement de l’écrivain devant le réel rejoignant rapidement la théorie de la mort de l’auteur défendue par Maurice Blanchot, logiquement invoqué également.

Mais la méthode adoptée pour concevoir et mener à bien cet ouvrage est probablement ce qui permet au lecteur attentif de déceler au mieux cette existence insaisissable de l’écrivain dans son texte. Car si, dans ces pages, rien n’est de lui, tout, en fait, est de lui. L’homme de lettres y est partout, toujours présent, toujours agissant, toujours créateur du texte des autres qu’il propose à notre lecture. Comme en photographie, une partie non négligeable de l’intervention invisible de l’auteur réside dans son art du cadrage. C’est lui qui sélectionne et découpe soigneusement les phrases qu’il prélève chez les autres en fonction de ce qu’il veut signifier. Et c’est lui encore qui place chaque extrait là où il le veut, entre deux autres ou au début d’un nouveau chapitre, à moins qu’il ne préfère le réserver pour la fin. Ce faisant, il peut jouer à sa guise sur quelques vibrations inattendues du sens ou sur des effets d’enchaînement, d’association d’idées, valant implicitement démonstration. Au contraire, en d’autres endroits, il préfère user des pouvoirs de la contradiction sous-entendue, du démenti ironique, de la contestation tacite… Chaque citation produite signifie ainsi pour elle-même et pour la place qu’elle occupe dans la série où elle est insérée. Il y en a cinq dans cet Autoportrait, cinq séries qui ne représentent pas tant cinq thèmes d’ailleurs (même si on peut dégager à chaque fois un sujet particulier) que cinq itinéraires, cinq cheminements réflexifs donnant à l’ensemble un caractère dynamique n’excluant ni le doute ni même, parfois, la notation incongrue, mystérieuse… Cela commence par une réflexion sur l’unité éventuelle ou hypothétique du moi pour aboutir, dans la dernière partie, à une interrogation sur ce qu’il reste de nous au moment des bilans ou des legs, littéraires ou non. Entre-temps, le texte aura cherché à comprendre ce que notre époque, dite moderne, a changé dans nos vies ou pour notre mort, la place et le rôle de l’art dans ce nouveau monde ainsi que les possibilités qui sont les nôtres d’accéder à la vérité par le langage – ou de l’effleurer –, par l’imagination ou par ce que notre intellect nous autorise ou non à admettre.

Austère, le nouvel ouvrage de Marcel Cohen ? Pas tant que cela, ou alors pas seulement. Certes, le propos global est grave, mais cela n’empêche pas quelques plaisanteries, moments de respiration nécessaires, peut-être, du texte : « Quand je suis arrivé au monde, il y a soixante-cinq ans, le monde était peuplé de vieux. Soixante-cinq ans plus tard, le monde est peuplé de jeunes. Et je n’ai pas changé. » La déclaration de Boris Cyrulnik est à la fois émouvante (comme Marcel Cohen, l’éthologue et psychanalyste aura 80 ans cette année) et drôle, évidemment. Mais vraie aussi tant, depuis son premier livre, l’homme de lettres poursuit avec la même énergie et la même exigence son but, sans dévier. Et si la dernière citation d’Autoportrait en lecteur met en scène Proust, ce n’est pas pour mentionner in extremis, dans un geste de coquetterie, le prénom Marcel, qui est aussi le sien, mais pour reprendre le flambeau de cette interrogation que tout auteur un peu exigeant avec lui-même et avec son art se pose : saura-t-il nous faire entendre ce qu’il a en tête ? « Mon cher Louis, as-tu lu mon livre ? » demande ainsi le grand écrivain à Louis d’Albufera. Et son interlocuteur de lui répondre : « Ah, mon cher petit Marcel, si tu me l’as envoyé, je l’ai certainement lu, seulement je ne suis pas certain de l’avoir reçu. » Et nous ? Saurons-nous recevoir, entendre véritablement, ce beau livre plein de bruit et de pudeur ?

Thierry Romagné

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