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Deux poètes viennent d’utiliser le même démonstratif qui tient à distance pour le titre de leurs livres. Mary-Laure Zoss dans « Ceux-là qu’on maudit » et Patricia Cottron-Daubigné dans « Ceux du lointain ». La périphrase, dans les deux cas, veut réveiller les consciences.
Deux poètes viennent d’utiliser le même démonstratif qui tient à distance pour le titre de leurs livres. Mary-Laure Zoss dans « Ceux-là qu’on maudit » et Patricia Cottron-Daubigné dans « Ceux du lointain ». La périphrase, dans les deux cas, veut réveiller les consciences.

Ceux du lointain, on les nomme « migrants » pour ne rien savoir d’eux, d’où ils viennent ni pourquoi. Ils disparaissent de notre vue :

« Pauvres gens à qui nous enlevons même
la petitesse d’un pré-fixe comme un bout de terre
un petit pré qui ne serait pas carré
mais à vivre
im-migrants accueillis nulle part
[…] migrants corps errants sur notre séjour de morts »

Patricia Cottron-Daubigné, relisant L’Énéide, retrouve dans le poème de Virgile ce drame des humains chassés par la guerre, ballottés par les tempêtes, abordant d’autres rivages. Au début de l’épopée latine, sept navires sont engloutis et les corps roulés par les vagues. Les survivants s’allongent sur le sable de la côte libyenne. Le voyage sera long.

D’Énée de Troie à Énée de Syrie, l’histoire se répète. Abandonné à la mer, « l’homme en lambeaux » est condamné à l’errance funeste. La poète remplace le « Je chante » initial de Virgile par le plus humble « je dis » :

« je dis l’interdit le refusé
je le glisse dans mes mots
ma langue
comme une terre
je l’accueille »

Virgile nommait les compagnons d’Ulysse engloutis. Pour la poète, les réfugiés d’aujourd’hui, nos frères humains, ne sont pas des anonymes : « Aeneas Syriacus / Ali d’Érythrée / Najah de Syrie / Ahmed du Soudan ». Son poème « Tombeau » reprend en capitales une liste de noms, comme épitaphe : « ESHANI HAMID SEYOUN »

Écrire, c’est ouvrir une brèche pour Ceux du lointain, tout à coup rapprochés. Le poème « Lieu » évoque les camps où aboutissent ceux qui ont échappé aux dangers du voyage : « Jungle de Calais, Idoménée, Le Pirée, et sur tant d’autres plages, camps de migrants. » C’est également dans les « camps des refusés des interdits » que nous retrouvons « le peuple rom partout chassé couvert de mépris », « les camps où s’épuise et se relève sans cesse le courage ».

C’est dans l’un de ces camps que l’auteur a rencontré Brika de Roumanie : vingt-deux poèmes pour vingt-deux rencontres.

Mots simples, juste un cri « au gibet de nos silences ». C’est ce silence que veut rompre le livre, comme l’enlisement dans la boue du bidonville. Chacun des enfants de Brika est nommé : « Ils existent déposent leur prénom pour mes poèmes // Eléna, Roberto, Yasmina, Andrei. » Brika, Mère Courage qui mendie au métro Tolbiac : « Et au travail Brika que gagne-t-on ? 40 euros par jour, salaire des Roms dans le BTP. Des patrons paient 40 euros par jour le travail des hommes. // Brika Tolbiac Pleure dans son cœur mendie. BTP »

Le livre s’achève sur l’océan, gigantesque avaloir, et l’anaphore fait retentir un adverbe qui rapproche : « Ici / l’océan / bat / l’espace. » Mer Méditerranée, « Mare nostrum », notre mer, notre lien.

Dans Croquis-démolition (La Différence, 2011), Patricia Cottron-Daubigné relatait la fermeture de l’usine KSF, dont les ouvriers en lutte souhaitaient ce livre pour garder « une trace quand tout ici serait fini ». Cette fois, il ne s’agit pas de rendre compte après coup dans une élégie des désastres d’aujourd’hui, lorsqu’on ne peut plus que dénombrer les victimes. Le poème qui clôt le livre refuse les « petits arrangements » avec la conscience :

« Après / nous écrirons des oraisons funèbres / si belles / avec chœur / et profonde musique / […] quand vous n’entendrez plus / ne serez plus // nous écrirons. »

 

Apostille : Mary-Laure Zoss a publié Ceux-là qu’on maudit chez Fario en 2016. (Cf. La Nouvelle Quinzaine Littéraire n° 1170 du 1er avril 2017.)

Isabelle Lévesque

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