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Dans la langue de sa mère

Article publié dans le n°1060 (01 mai 2012) de Quinzaines

Au début, il semble que ce soit difficile, voire impossible. L’auteur narrateur, qu’on découvrira sous le prénom de Jiraïr plus tard, ne trouve pas. Ni le cahier, ni le crayon qu’il faudrait, ni le lieu. Et surtout pas l’essentiel : « Je n’ai pas la bonne langue pour parler d’elle. » Elle, c’est Victoria, sa mère, une Arménienne.
Au début, il semble que ce soit difficile, voire impossible. L’auteur narrateur, qu’on découvrira sous le prénom de Jiraïr plus tard, ne trouve pas. Ni le cahier, ni le crayon qu’il faudrait, ni le lieu. Et surtout pas l’essentiel : « Je n’ai pas la bonne langue pour parler d’elle. » Elle, c’est Victoria, sa mère, une Arménienne.

Écrire sur sa mère est donc, pour commencer, affaire de langue. L’auteur l’écrit et son livre sera la solution ou la réponse : « je dois supprimer des mots de mon vocabulaire d’amant de la langue française pour accéder à elle. Ou plutôt : pour qu’elle accède au livre à travers moi ». Tel sera ce récit qui raconte (ou ne raconte pas) un parcours entre Constantinople et Paris, via Nice. Ne raconte pas, parce qu’on voit bien que la démarche chronologique du biographe ne convient ni à l’auteur ni à son « personnage ». On ne peut suivre sans appauvrir le sujet un tel être. On résumera, pour éclairer le lecteur, mais l’illusion d’un récit réaliste ne tiendra pas longtemps.

Donc, Victoria Handjian est née après le génocide dans la communauté arménienne de Constantinople. Son père, Murat Effendi, est un homme élégant et fier, reconnaissable à la fragrance anglaise créée par Penhaligon’s dont il se parfume. La jeune fille passe son enfance sur les bords du Bosphore, non loin d’une île peuplée de chiens errants, que quelques sensations mêlées identifient : « Les vents du Bosphore portent jusqu’aux oreilles de Victoria leurs hurlements mêlés aux cris stridents des mouettes, aux sifflets des sirènes de bateaux, aux sons des cloches, aux appels des muezzins, à ceux des marchands ambulants de yogourt, de petits pains au sésame, de craquelins, de confiseries, de verres de lampes à pétrole. » Ainsi procède le narrateur, privilégiant les perceptions. Une photo, le grésillement d’un poste à galène, un dialogue avec des membres supposés de la famille, comme l’enfant interroge les siens sur le passé, la recherche incertaine d’une porte à deux battants, tout cela donne la matière de cette histoire humble et magnifique.

Humble d’abord puisque l’existence de Victoria est autant dans les creux, les silences, les petites choses que dans le flux d’une Histoire qui lui fait cortège. Constantinople est sous la coupe du « trio des assassins », fascinés par les mots « Europe » et « progrès » et même si les siens échappent au génocide, le départ s’impose. À Nice, les Handjian vivent dans les plaisirs des années vingt, les mâles caracolent. On les retrouve à Paris. Victoria est moins brillante ; elle travaille dans des ateliers de confection : « couturière, culottière, petite main finisseuse, finisseuse, fourreauteuse, glaceuse, ouvrière tailleur et tailleuse », le fils énumère ces métiers qui ne sont plus, attentif aux mots perdus comme à autant de signes envoyés du passé. Pendant la guerre, Fräulein Handjian échappe au sort qui menace ses employeurs, triés selon le « faciès des noms ». Elle mène une existence modeste, se marie sur le tard avec Yervant, un homme blessé bientôt malade. Ils ont un enfant ensemble, alors qu’elle a quarante ans et qu’elle n’y croyait plus. Mais « une distance sépare Victoria de Yervant. Cette distance s’appelle la solitude ». Cette distance n’est pas que sentimentale. À un moment de sa vie, elle doit aller d’un lieu à l’autre, Hendaye, où l’enfant rachitique est soigné, l’époux malade qu’elle accompagne, et ce sans dire un mot, jusqu’à la fin, lorsqu’elle sera vraiment seule avec son fils, sans même la pension de Yervant qui lui reviendrait. Récit exemplaire, un peu à la Edgar Quinet, d’une existence sacrifiée, n’était la façon dont le narrateur magnifie tout.

Martin Melkonian a fréquenté l’épicerie des frères Heratchian, rue Lamartine, dont les clients étaient censés vivre plus longtemps. Lui rend la vie aux siens et pour longtemps par le portrait de l’oncle Georges, ce séducteur surpris rue du Faubourg-Poissonnière dans les bras d’une autre par sa fiancée, ce flambeur parti avec la caisse, qui aurait ouvert une boutique de fleuriste à Monaco. L’auteur cherche aujourd’hui dans Istanbul les traces de cette famille que les séismes et autres catastrophes ont rendues invisibles dans la ville ottomane : « Personne ne m’attend, conclut-il. En revanche, je suis disposé à rencontrer le vide, un épanchement, un indice encore, une façon de solitude qui me mettrait en relation avec ce qui jadis a été perdu sur ce sol couronné d’eau de mer auquel je résiste à trouver quelque charme, si ce n’est celui d’un déjà-vu tapi à l’ombre des mosquées […]. Les lieux, souvent évoqués pour la puissance évocatrice du vide, de l’abandonné, du désormais perdu sont une des meilleures façons de rendre le monde de Victoria et de son fils. Une promenade de l’enfant avec sa mère, boulevard Haussmann, un appartement rue du Faubourg-Poissonnière, un autre, l’atelier des frères Gryn rue de Chabrol, lieu d’une dispute avec une ancienne déportée, un dernier, rue des Amiraux, tous les lieux disent à la fois la présence physique et la rêverie qui en naît. On pourrait ainsi écrire du fils ce qu’il écrit de Victoria, quant à sa perception de l’espace : « […] Après tout, elle se sent autant Parisienne que Constantinopolitaine, et serait à même de revendiquer une citoyenneté d’un type particulier combinant géographie et rêverie. Aucune ligne de démarcation n’est tracée en elle. »

Et existe-t-il une ligne de démarcation entre récit et poésie ? Tout ce qu’écrit Martin Melkonian prouve le contraire. Victoria devient une figure mythique, tire son relief des mots, « présente sous forme d’épave », existe parce que tout a disparu et que seuls demeurent les rythmes, les sons, l’harmonie incertaine et nécessaire des phrases.

Le geste de l’écrivain s’apparente à celui de la couturière : « Aiguille et fil raccordent les étoffes d’une géographie incertaine, vite, très vite, afin de chasser la hantise du provisoire qui, de temps à autre, vite, très vite picote les doigts. »

Norbert Czarny