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Le destin des Browns

Article publié dans le n°1060 (01 mai 2012) de Quinzaines

Derrière les apparences d’un récit biographique, Bass interroge la gloire et l’oubli, le destin collectif et les errements de l’individu, une certaine désintégration de la culture et de l’être aux prises avec le temps et ses propres images, et ordonne une réflexion forte sur la provenance et l’échec.
Rick Bass
Nashville chrome
Derrière les apparences d’un récit biographique, Bass interroge la gloire et l’oubli, le destin collectif et les errements de l’individu, une certaine désintégration de la culture et de l’être aux prises avec le temps et ses propres images, et ordonne une réflexion forte sur la provenance et l’échec.

Nashville Chrome est un son qui porte le destin d’une fratrie tout en le désarticulant, faisant se briser des êtres qui échappèrent à leur devenir contre le sentiment de la gloire et le renoncement qui les défait inéluctablement. Les Brown ont été à la fin des années cinquante l’un des groupes de country music les plus célèbres des États-Unis, aussi populaires qu’Elvis Presley, Jerry Lee Lewis ou Johnny Cash. Encensés par les Beatles, ils vendirent des millions de disques, leurs trois voix entremêlées enchantèrent les années folles de la RCA, portèrent une certaine part de la nation la plus puissante du monde à son apogée, avant de sombrer dans un oubli terrible qui les confronta à leurs vies propres, leurs illusions et leur passé.

Rick Bass, semblant s’éloigner d’une veine (le Nature Writing) dont il est devenu l’un des maîtres – dépassant largement Jim Harrison et Thomas McGuane –, brosse le portrait d’une famille de l’Arkansas profond, de sa trajectoire compliquée depuis les abysses de pauvreté de la Grande Dépression jusqu’à la prospérité des années cinquante. Avec une sensibilité charmante, il décrit l’âpre vie du couple Brown et de leurs enfants – Maxine, Jim Ed et Bonnie –, leur subsistance difficile à Poplar Creek, leur attachement à un territoire comme envahi par le bruit de la scierie du père et la fumée âcre qui « donna aux enfants une voix rauque, profonde », les premiers pas dans la vie de jeunes gens qui ne savent se trouver et se heurtent à un passé qui les entrave en même temps qu’il leur indique une voie. Car la grande affaire de ces êtres dotés de voix « flottant au-dessus d’eux comme si elles venaient d’ailleurs », à la fois angéliques et teintes d’une raucité terrienne et désespérée, comme « n’en formant qu’une », réside dans leur confusion même, dans le mouvement involontaire qui les mena à une gloire intense et éphémère, à leur manière subtile de recréer, par le chant, une manière d’idéalité passée et perdue. « (…) la seule harmonie qui existait était celle qu’ils fabriquaient – à partir de l’éther, semblait-il – avec leurs voix. Il n’y avait rien d’autre. »

Rick Bass raconte l’effritement et l’effondrement de l’harmonie, son éclat disparaissant. Il y a quelque chose de terrible dans le mouvement qui anime son récit, dans l’ascension presque naïve du groupe et sa séparation au début des années soixante-dix, comme si l’épuisement était irrémédiable et qu’il fallût s’accoutumer au renoncement et au vide. À la fin, il faut se résigner « à descendre de ces hauteurs ». Bass ne se limite pas à la simple biographie, mais touche à des questions qui hantent l’Amérique, sa manière de se représenter à elle-même, d’être tout simplement. D’un côté, il interroge la nature de ces voix, reconstituant les strates de leur élaboration, réfléchissant avec profondeur leur provenance, comme si l’environnement, le temps, son épaisseur, les conformaient absolument, qu’elles n’auraient pu être ailleurs qu’ici, dans ces lieux, comme si le mouvement même de leur vie, le sentiment intègre qui les habite, les leur offrait. Bass ne raconte pas des vies – bien qu’il y mette tous les détails pour en dire la complexité et la variété –, mais des dons, leurs raisons, le trouble qui les porte, le mystère de leur existence. D’un autre côté, il s’intéresse à la manière dont les êtres se scindent, dont les groupes se défont, les personnalités et les aspirations vitales s’abîment et se ressaisissent sans cesse. Il plonge au cœur de la contradiction sentimentale essentielle, celle de l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, contre laquelle nous ne pouvons rien et qui nous entraîne au-delà de ce que nous imaginions.

Ainsi, il n’est pas le biographe des Brown, mais celui d’une époque révolue où l’idéal avait toute sa place, où le génie existait peut-être. C’est pourquoi, sans doute, il s’intéresse au destin de Maxine, l’aînée, la plus lourdement touchée par la fin d’une manière d’âge d’or qu’elle avait rêvé et qui la maintient encore dans une certaine image d’elle-même, tout illusoire certes, mais qui, dans son effondrement même, porte tous les stigmates d’un temps, ou plutôt de la confrontation du sien avec le nôtre, violemment matérialiste et irréel. Tout le récit biographique – les péripéties familiales, l’histoire d’amour de Bonnie et d’Elvis Presley, les tournées épuisantes, les excès, les deuils, les rencontres… – s’élabore en contrepoint de l’existence, en ce début de XXIe siècle, de Maxine, vieille femme impotente et brisée qui, depuis sa maison remplie de souvenirs, pauvre comme Job, ancienne alcoolique fatiguée, rêve à ce qu’elle a manqué et remâche l’injustice d’une chute qu’elle ne comprend pas. Figure contradictoire du renoncement et de l’inacceptation de son destin, elle s’oblige à croire à elle-même, à sa force, refusant obstinément ce qu’elle sait être vrai, ne comprenant plus le monde dans lequel elle vit. Bass se passionne pour cet être démuni et grandiose, en montre les fêlures et les contradictions, l’envie et le dégoût, l’épuisement surtout. La séparation du groupe, ne plus chanter, ne plus s’entendre chanter, l’avait laissée « brisée et desséchée comme la carapace d’un insecte qui a mué », « son être et son devenir lui échappaient », et il lui faut absolument reconquérir cette part d’elle-même.

L’image que Maxine veut retrouver, explorer, pour ne pas vivre pour rien, parce qu’elle réalise sa déchéance, lui sera redonnée par un adolescent surdoué et improbable qui tourne un film à partir de sa vie et de ses souvenirs, « un film sur le génie » grâce auquel elle dépasse ses limites, « traverse le voile et pénètre dans un territoire de transparence totale ». Bass lui redonne un sens, ne l’oublie pas, la regarde et l’écoute pour ce qu’elle est, car il comprend ce qu’elle a perdu, cette manière de joie fondatrice qui faisait qu’au commencement, dans ces années-là, « à leurs yeux, le monde était encore beau, totalement ». Ainsi se relient des destins exemplaires aux questionnements qui peuplent l’univers de Bass, cette sorte d’angoisse d’un présent dangereux qui s’effrite et nie sa nature même, la façon dont les images ont remplacé le vrai, l’irréparable perte que nous ne voyons pas vraiment. Nashville Chrome interroge le passé, ses incarnations, les contradictions qui défont les êtres et décomposent la culture, le silence qui s’est abattu et l’oubli qui avale tout, sans cesse, sans remords, l’échec que nous ne cessons de contempler et dont il faut bien faire quelque chose, pour « pouvoir vivre sans regret ». 

Hugo Pradelle

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