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Du roman au musée

Article publié dans le n°1070 (16 oct. 2012) de Quinzaines

« L’attachement qu’on éprouve pour les objets est l’une des plus grandes consolations de la vie. » Orhan Pamuk l’écrit, mais Kemal, héros du Musée de l’innocence, pourrait le dire. La collection rassemblée par ce personnage a servi de base à un musée que les visiteurs découvrent désormais dans le quartier de Nisantasi, à Istanbul. Et qui ne peut aller à Istanbul lira le catalogue édité sous le titre de L’Innocence des objets.
Orhan Pamuk
Le Musée de l'innocence (Gallimard (Folio))
Orhan Pamuk
L'innocence des objets (Gallimard)
Orhan Pamuk
Le romancier naïf et le romancier sentimental (Gallimard)
« L’attachement qu’on éprouve pour les objets est l’une des plus grandes consolations de la vie. » Orhan Pamuk l’écrit, mais Kemal, héros du Musée de l’innocence, pourrait le dire. La collection rassemblée par ce personnage a servi de base à un musée que les visiteurs découvrent désormais dans le quartier de Nisantasi, à Istanbul. Et qui ne peut aller à Istanbul lira le catalogue édité sous le titre de L’Innocence des objets.

Tout a commencé dans les années 1990, lorsque Pamuk a commencé d’écrire ce long et beau roman mettant en scène l’amour de Kemal pour Füsun (1). Pendant plusieurs années, après avoir été son amant, Kemal a été comme un fiancé, attendant que la jeune femme, désormais mariée, divorce et le rejoigne. Au fil des soirées passées chez ses parents, chez qui elle habitait avec Feridun, son époux, Kemal dérobait des objets qu’elle avait touchés ou regardés, ou bien, errant parmi les antiquaires, il achetait ce qui lui rappelait sa bien-aimée. Rien de fétichiste au mauvais sens du mot, dans ce geste répété, plutôt une façon de célébrer l’amante, de « percer les secrets ». Il a créé ce musée dont le narrateur parle au lecteur au fil du roman. On lira l’histoire de ces deux amants et celle du musée se constituant, au gré des trouvailles, emprunts et vols, dans le roman qui vient de reparaître en poche.

Revenons plutôt sur la méthode de l’écrivain. Pamuk collectait ou achetait les objets qui pouvaient faire avancer l’intrigue de son roman. Parfois l’objet servait de moteur, lançait l’intrigue ou lui donnait une vigueur renouvelée. D’autres fois, il ne trouvait pas sa place dans le roman et l’écriture la lui donnait. L’œuvre est née de ce mouvement entre objets et mots ou phrases. Et quand on parle d’objets, il convient d’être précis, aussi précis que les pages de L’Innocence des objets, qui donnent à voir les vitrines du musée. Du chien en porcelaine – joyeux ou endormi – à la carte postale, en passant par une râpe à coing, qui joue un rôle crucial au moment du coup d’État militaire, jusqu’aux peignes, épingles à cheveux ou mégots de cigarettes que Füsun a abandonnés, tout peut figurer dans le musée. Ce goût de la collection n’est pas récent chez Pamuk. Le romancier nous apprend, dans Istanbul, souvenirs d’une vie, qu’enfant il voulait devenir peintre. L’art est d’abord visuel, chez lui, et s’il avait poursuivi dans la voie choisie, nul doute qu’une collection en aurait été l’écho, voire un musée. Ce goût de la collection est à mettre en rapport avec celui qu’il a aussi pour les encyclopédies. L’un des chapitres les plus délicieux de ce livre sur Istanbul est consacré à Kuçu, auteur d’une encyclopédie stambouliote, infinie, inachevée, inachevable, qui tentait de tout apprendre sur la ville. Et au milieu des années 1980, Pamuk qui travaillait sur le Livre noir songeait à un roman encyclopédique. On le lira peut-être un jour, à travers l’histoire qu’il songe à écrire, et dont le ou les héros seraient les chauffeurs de taxi de la ville.

En 2002, la collecte des objets lance véritablement l’écriture du Musée de l’innocence. Le premier qui figure dans le roman est une boucle d’oreille perdue par Füsun au moment où elle fait l’amour pour la première fois avec Kemal. Le roman paraît en 2008 en Turquie. Pamuk cherche l’emplacement de son futur musée. Ses prises de position politiques, son engagement, lisible dans Neige, lui valent d’être poursuivi en justice. Il séjourne incognito à Istanbul, encore que dans cette immense métropole on puisse souvent errer en paix. Le prix Nobel va l’aider, lui offrant une forme d’immunité. Le musée ouvre en avril 2012.

Pamuk aime les musées. Il en a visité de très nombreux, partout dans le monde, mais sa prédilection va aux petits musées, comme le musée Gustave-Moreau à Paris, le musée Maurice-Ravel, ou le musée Teyler à Haarlem (Pays-Bas), hors des grands axes touristiques. Il théorise cette prédilection dans un manifeste qu’on trouvera page 55 de L’Innocence des objets, opposant le petit musée à des institutions comme l’Ermitage ou le Louvre, expliquant, par exemple, que « L’histoire des individus convient pourtant mieux pour montrer les profondeurs de notre individu ». Pamuk aime ce qui ne livre ses secrets qu’au curieux. Quand son chagrin est à son comble, le riche Kemal se réfugie à l’hôtel Fatih, dans Fener, un quartier pauvre en périphérie. Et Pamuk rappelle son goût des marges, ses errances de jeune homme dans Istanbul, loin des lieux trop fréquentés.

Le musée est aussi un merveilleux miroir de la Turquie entre les années 1975 et 2000 pendant lesquelles se déroule le roman. Les vitrines donnent à voir des photos d’Ara Güler, le grand photographe turc, mémoire vivante de sa ville, des cartes postales et surtout des photos de famille qui sont autant de témoignages sur une Turquie qui disparaît, celle héritée d’Atatürk. Le chef charismatique de la Turquie rêvait de créer une classe moyenne laïque et il favorisait la vente d’alcools ou de liqueurs, censés occidentaliser son peuple. Sous sa présidence, et celle des hommes politiques qui lui ont succédé, l’automobile était devenue une seconde maison. Le thé, boisson nationale, était le ciment de la nation, comme l’islam ou le nationalisme. Les vitrines du musée créent aussi ce « Hüzün », mélancolie, qu’il analyse dans un chapitre d’Istanbul. Le terme n’a pas d’équivalent en français… Mais ce qui le suscite, des ruines en marge de la ville, quelques bateaux vieillots sur le Bosphore, des yalis qui s’effondrent (ces demeures en bois étaient autrefois gages de fortune), tout contribue à nous plonger dans un état laissant place à la rêverie, et à une forme de douce tristesse. Ce catalogue est également une pierre de l’édifice autobiographique que bâtit Pamuk. Galata en est le cœur secret, maintes fois arpenté, maintes fois photographié.

L’essai consacré à l’art du roman qui paraît en même temps que ce catalogue témoigne, par bien des aspects, du même esprit : « écrire des romans, pour moi, c’est l’art de parler de choses importantes comme si elles étaient insignifiantes, et de choses sans importance comme si elles avaient un intérêt ». Toute la tension de ses romans vient de là et le lecteur, pour peu qu’il accepte de s’imprégner du climat qui les entoure, apprécie des romans comme Neige ou Le Musée de l’innocence. Le Romancier naïf et le Romancier sentimental est l’écho de conférences données à Harvard en 2010. On y trouvera quelques redites, d’un chapitre à l’autre, mais surtout on regrettera que, traduit de l’anglais, cet essai soit parfois emprunté ou pesant. On s’interroge ainsi sur une phrase comme celle-ci, chapitre 6 : « Dans le roman de genre, le thème profond que le récit doit impliquer structurellement (2) reste le même d’un livre à l’autre. » Ou bien ce cacophonique « Je ne voudrais pas que ceci vous fasse penser que j’espère qu’il nous sera possible de parvenir à un accord ». Passons sur ces défauts et sur une forme d’évidence énoncée par l’auteur, par ailleurs très pertinent sur d’autres points. Son opposition entre le romancier naïf qui n’est pas conscient des techniques qu’il utilise, ne se soucie pas de la dimension d’artifice qui intervient dans l’écriture, et le romancier réflexif ou sentimental, selon Schiller, qui serait au contraire très conscient de ce qu’il met en jeu, nous semble moins valide que celle entre… écrivants et écrivains, faite en son temps par Barthes. Pamuk est à la fois naïf et sentimental parce qu’il est un grand romancier et que l’élan spontané est chez lui compensé ou équilibré par une vraie réflexion sur les outils. On appréciera davantage d’autres réflexions de cet essai, souvent articulé autour de sa lecture d’Anna Karénine. La tentative ratée que fait l’héroïne de Tolstoï de lire dans le train de nuit entre Moscou et Saint-Pétersbourg sert de fil d’Ariane. Pamuk aime le romancier russe qu’il perçoit comme un peintre, un artiste à l’intelligence visuelle, et un écrivain qui ne juge jamais, laissant ce soin au lecteur, lequel perçoit par le regard des personnages. L’opposition qu’il fait sur ce plan avec Zola ne plaira pas forcément. Pamuk trouve que le jugement moral est un « bourbier inévitable ». Pour lui, comme pour Kundera par exemple, les romans permettent de comprendre simultanément des points de vue divergents, ou « d’éprouver de la compassion ». Le roman qu’il écrit l’aide « à créer une version plus subtile et plus complexe de [lui]-même ».

L’essai accorde une place importante à la relation entre musée et roman, partant du cabinet de curiosités, mais s’il n’y avait qu’un chapitre à méditer dans ce livre, ce serait celui que Pamuk consacre au « centre » du roman, ce lieu mystérieux qu’il convient de ne pas trop montrer, laissant au lecteur le soin de le trouver. Pamuk prend appui sur Guerre et Paix, sur Les Palmiers sauvages et sur Moby Dick, pour en arriver à une formule à la Tolstoï : « si je me rends compte que le centre est trop évident, je le cache, et si le centre est trop obscur, il me semble que je dois l’éclairer un peu ». Le roman étant art du temps plus que de l’espace, Pamuk le flâneur sait digresser pour entraîner son lecteur loin du centre, et, paradoxalement, jusqu’à son cœur.

  1. Cf. l’article de Jean-Paul Champseix, « La passion du musée », QL n° 1039.
  2. C’est nous qui soulignons.
Norbert Czarny

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