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La part manquante

Article publié dans le n°1070 (16 oct. 2012) de Quinzaines

Nous contant les épreuves et les rencontres d’un jeune homme qui se découvre homme enfin, Ron Rash parvient, avec discrétion, à nous maintenir en équilibre à la lisière d’un monde encore ensauvagé.
Ron Rash
Le monde à l'endroit
Nous contant les épreuves et les rencontres d’un jeune homme qui se découvre homme enfin, Ron Rash parvient, avec discrétion, à nous maintenir en équilibre à la lisière d’un monde encore ensauvagé.

Rash, avec une économie de moyens tout à fait remarquable, découvre l’envers d’un lieu perdu au milieu des Appalaches, ces « montagnes besogneuses », et des êtres qui le peuplent avec une sournoiserie naturelle, comme tapis au sein d’une nature singulièrement écrasante, enveloppante, entreprise à la fois selon une figuration maternelle et sous les auspices d’une prédation perpétuelle qu’il semble indispensable de déjouer. L’existence de Travis – adolescent de dix-sept ans aux prises avec un père cultivateur de tabac « impossible à satisfaire », l’exploitation agricole qui périclite, son petit boulot à l’épicerie locale, les contraintes de toutes sortes qui le restreignent et ses égarements de jouvenceau mal dégrossi – tient tout entière dans cette contradiction entre une nature sublimement riche et l’étroitesse de son environnement qui semblent tous deux obéir à des règles et à une ancestralité qui lui échappent.

Parti à la pêche, Travis, adolescent à la limite de la dérive, découvre une plantation de marijuana dont il s’empresse, excité par la perspective de gagner un peu d’argent facile en la vendant à Leonard (étrange dealer reclus dans un mobile home décati) autant que par l’euphorie de la chaparde, de prélever quelques plants. Il y reviendra trois fois, s’enivrant, avec un délice teinté d’inquiétude, du goût d’un danger impalpable. Les Toomey père et fils, propriétaires des lieux et trafiquants notoires, le surprennent la jambe prise dans un piège à ours. Afin de le punir, le vieux Toomey, manière d’ogre glaçant à la violence toute contrôlée, lui tranche le tendon d’Achille « presque avec délicatesse, dans un lent mouvement de scie », le sentant « se casser net comme un gros élastique ». Une étrange mutilation accompagnée d’une menace sourde et que suit une séparation brutale d’avec sa famille après une dispute avec un père qui semble ne jamais devoir comprendre ni même écouter les envies de ce garçon qui tend à changer ce qu’il est, à découvrir un monde qu’il pressent et qui lui échappe, à se confronter à ses appétits curieux de savoir et à la réalité d’une existence terriblement limitée.

Travis « voulait savoir des choses », découvrir ses limites, entrapercevoir la grandeur du monde et le temps qui précède nos vies misérablement restreintes. C’est auprès de Leonard, enfant du pays revenu là après une autre vie où il était père et enseignant, dans le mobile home de cet homme taiseux et brisé que va s’enclencher une nouvelle vie habitée par une passion pour l’Histoire et les signes mystérieux qu’elle fait apparaître au plus près de nous-mêmes. Le garçon semble comme hanté, se rendant par là même « plus réel à ses propres yeux », par un massacre de la guerre de Sécession qui entache la mémoire du « sanglant comté de Madison » dont les victimes, sa parentèle éloignée, et en particulier le jeune David Shelton, réclament de lui quelque chose, de comprendre ce qui s’est passé et le poids monstrueux que ces événements enténébrés de silence exercent sur une communauté ravagée par les haines sourdes et une violence qui ne passe pas. Lisant et relisant les carnets du docteur Candler qui retracent au jour le jour cette période terrible – et qui s’intercalent mystérieusement entre les chapitres –, Travis n’aura de cesse de fouiller ce temps-là, d’en rechercher les signes, d’en découvrir les singuliers parallélismes, l’étrange « synthèse » que lui fait découvrir Leonard, de se le recréer, d’y trouver sa part manquante.

Le Monde à l’endroit explore l’écart qui le sépare irrémédiablement de l’univers étréci, médiocre, violent et paradoxalement sublime qui le conforme. Faisant entrevoir une destinée presque exemplaire qui conduit vers l’âge d’homme. Entièrement construit autour de la transgression, de la manière dont nous sursautons dans nos vies propres, le roman interroge à la fois les rapports compliqués de la filiation et la pesanteur du passé qui trouve toujours moyen de ressurgir et de faire souffrir. Roman d’apprentissage en même temps que réflexion sur la violence profonde qui habite l’Amérique, il fait tenir ensemble une manière de célébration de la curiosité et de l’intelligence, la force intérieure qui permet de contrecarrer le mal, et la violence éclatante qui fait s’ordonner la possibilité du pardon. Le livre devient alors le lieu d’un rétablissement, d’une recouvrance. Si le passé fait se retourner le présent, bouleversant les êtres et les confrontant à ce qu’ils sont vraiment, si « les fantômes des morts » reviennent vers les vivants, se fondant en eux, s’incarnant dans leur douleur à vivre et à avancer, Rash profère quelque chose d’un sentiment d’appartenance et de responsabilité face au monde qui nous conditionne. Le Monde à l’endroit n’est pas une échappatoire ni une fuite désordonnée, il maintient ensemble le passé et le présent, la douleur et la joie, l’incompréhension de la violence, son surgissement inévitable, et l’éblouissement devant la beauté stupéfiante du monde.

Ce que décrit finalement Rash s’apparente au sentiment de frontière qui nourrit l’imaginaire des États-Unis, à l’ensauvagement de la nature, à la violence qui ne disparaît jamais et se tapit au cœur d’une société pour ressurgir de temps à autre et trouver des moyens de s’incarner et de se dire. Il célèbre ainsi un monde qui se refuse à l’oubli et les êtres qui luttent avec eux-mêmes, l’épaisseur du temps, les culpabilités enfouies, la brutalité des hommes, ce qui les inscrit dans le réel. Écrivain d’une géographie, comme Bass ou McCarthy par exemple, Rash replace la parole dans des lieux, ses habitudes et sa connaissance, élevant la spécificité à la hauteur de l’universel, laissant se dévoiler « le paysage tel un destin, mais aussi la beauté dans ce paysage », faisant s’ordonner les deux dans un même élan, singulièrement incarnés dans la figure d’un être très jeune qui s’essaie à être un honnête homme et à découvrir ses règles propres, s’éclairant des sentiments et des pulsions contradictoires, acceptant de perdre et de gagner une part de lui-même, devenant ainsi, enfin, responsable.

Hugo Pradelle