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Frère et sœur

Répondant à la demande de la comédienne et metteure en scène Hélène Mathon, Eugène Savitzkaya a composé un long poème dont le centre est ce que la psychiatrie nomme « schizophrénie ».
Répondant à la demande de la comédienne et metteure en scène Hélène Mathon, Eugène Savitzkaya a composé un long poème dont le centre est ce que la psychiatrie nomme « schizophrénie ».

C’est l’histoire d’un frère et d’une sœur. Le texte les désigne de cette manière : le lien familial prend le pas sur tout autre. L’idée de fratrie, toujours présente dans l’œuvre d’Eugène Savitzkaya, ressurgit dans le titre qui ne laisse paraître que la sœur, puisque le poème porte son témoignage.

Jamais le poème n’utilise le mot « schizophrénie », qui mettrait définitivement le frère à part, en exonérant la responsabilité du monde dans l’origine du trouble, ni même le mot « fou », que Savitzkaya emploie dans d’autres livres[1].

La plasticienne Bérengère Vallet accompagne le texte de ses dessins dont les traits semblent ne pas se fixer, mais glisser, s’emporter et se brouiller. Peut-être pourrait-on caractériser ainsi ce mouvement de folie qui n’accepte pas l’arrêt sur une forme ou un comportement normé, qui déborde. La langue du poème en est la trace vivante : elle révèle la perception minée par les dysfonctionnements et la violence du monde qui fondent le dérèglement personnel, la faille ontologique.

La première partie s’appuie sur des parallélismes (« Il faut soigner les gens, il faut sauver les ours ») : le frère, la sœur, c’est du pareil au même – pourtant, ça diffère. Les deux se protègent d’un monde qui fait peur. Elle se construit un monde enfantin, peuplé de fleurs et de poupées. Lui s’enfonce dans la terre et l’animalité, fasciné par le spectacle d’un oiseau mort que dévorent fourmis et escargots. 

Mais le temps avance
Entraîné par une curieuse roue 

Face au père, qui privilégie les mathématiques et proclame que « poète, ce n’est pas un métier », ils choisissent tous deux les mots. 

La mère se débat contre la mort
La mort est la bête la plus grosse
Sa puissance dépasse l’entendement 

Sans perdre sa révolte, la sœur s’adapte. Elle a peur, pourtant. Lui se brise, se fragmente.

Il « écrit des poèmes au vent ». Il condamne les usines et les ventes d’armes, les guerres et l’armée. Comme d’autres personnages de Savitzkaya, il refuse l’école, le travail, puis le service militaire : elle « devient antimilitariste », il déserte. C’est alors que la maladie est nommée (diagnostiquée) par un psychiatre. Il est classé « AAH[2] ». Le frère est soigné avec des pilules qui vont l’entourer d’une carapace de graisse protectrice : il devient « cachalot dans l’amer, dans l’amère mer, dans les fluides limbes ». La langue de Savitzkaya, poésie du trouble, multiplie un radical qui se transforme et se duplique dans les sons assénés (« -mer- ») ; les vers courts du début s’allongent et débordent alors, comme dans cette folie du moi brisé du frère. La phrase affiche sa démesure, elle s’hypertrophie. À coup de « prozac ou cazorp c’est du kif, c’est kif-kif, c’est psykif », le frère évolue dans un monde où il peut à la fois « culbut[er] les porte-avions de l’armée de l’air » et s’« énamour[er] des belles cétacées ».

La sœur, qui s’est enfuie, se réfugie au théâtre :

Elle s’éloigne du frère, elle pleure, elle est perdue
Elle ne sait plus qui elle est, elle sera tous les personnages de son choix 

Et le théâtre la reconduit vers son frère.

Si celui-ci, parce qu’il « a peur de s’effriter / de s’émietter comme du mica-schiste », cesse d’écrire, vaincu par la guerre universelle, l’auteur lui rend la parole à travers celle de sa sœur. La dernière partie, rythmée par les anaphoriques « il dit » ou « il m’a dit que », rapporte les visions du frère portées par la voix de la sœur, qui a compris depuis longtemps qu’entre elle et lui « l’amour [n’]est [pas] conditionnel ».

[1]. Eugène Savitzkaya, La Folie originelle (Minuit, 1991), Fou civil (Flohic, 1999), Fou trop poli (Minuit, 2005).
[2]. Il se voit verser l’allocation aux adultes handicapés (AAH).

Isabelle Lévesque

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