A lire aussi

Le fond de l’air est rouge

Cinq ans après l’exposition « Planète Marker » au Centre Pompidou, l’exposition « Chris Marker » à la Cinémathèque française introduit le visiteur à l’œuvre foisonnante d’un artiste inclassable et insaisissable, qui appartient pleinement à notre temps et qui continue d’en irriguer les incertitudes.

EXPOSITION

« Chris Marker. Les 7 vies d’un cinéaste »

Cinémathèque française

51, rue de Bercy 75012 Paris

Du 3 mai au 29 juillet 2018

 

CATALOGUE DE L’EXPOSITION

Sous la dir. de Christine Van Assche, Raymond Bellour et Jean-Michel Frodon, avec la collaboration de Florence Tissot

Cinémathèque française, 2018, 400 p., 45 €

Cinq ans après l’exposition « Planète Marker » au Centre Pompidou, l’exposition « Chris Marker » à la Cinémathèque française introduit le visiteur à l’œuvre foisonnante d’un artiste inclassable et insaisissable, qui appartient pleinement à notre temps et qui continue d’en irriguer les incertitudes.

En entrant dans l’exposition, nous sommes accueillis par la voix off de Florence Delay qui décline les différentes activités de Chris Marker : de cinéaste à photographe, explorateur, expérimentateur, bricoleur de technologies numériques ou écrivain… Cette dernière activité, qui est en fait la première, est une composante essentielle pour saisir la singularité de Chris Marker, ce Christian Bouche-Villeneuve, né étrangement à Neuilly-sur-Seine en 1921 et mort en 2012, aux antipodes, rue Courat, dans le XXe arrondissement de Paris.

L’exposition commence donc par des livres, dont un roman, Le Cœur net (Seuil, 1949), un essai sur Giraudoux dans la collection « Écrivains de toujours » (Seuil, 1952) ou des articles dans la revue Esprit. Le surréalisme, le « musée imaginaire » d’André Malraux et Henri Michaux ont également été des rencontres formatrices. De plus, l’écrivain est en même temps éditeur (il fonde, en 1954, la collection de guides de voyage « Petite planète »). Que le pseudonyme de Chris Marker, qui se veut cosmopolite, rappelle le nom d’un feutre, d’un marqueur, n’est pas qu’un hasard. « En somme, écrit Florence Delay dans le texte d’ouverture du catalogue, un Passe-partout utile à son Tour du monde, ou à son Tour du jour en quatre-vingts mondes. » La formule, qui dit tant, est belle : un passe-partout utile à Chris Marker pour marquer, écrire, imprimer, photographier, filmer les sensations éprouvées, pour restituer les traces enfouies, refoulées dans l’actualité et la banalité du présent.

De Chris Marker, nous retenons pourtant qu’il a été cinéaste ou un réalisateur qui a contribué à développer le genre de l’essai cinématographique. La seule fiction est La Jetée (1962), un poème filmique avec Hélène Châtelain et Davos Hanich qui est une succession de photographies racontant, après la « Troisième Guerre mondiale », comment un homme, enfant, a vu l’image de sa propre mort sur la jetée de l’aéroport d’Orly ; comment cet homme tente, à travers le visage d’une femme, de retrouver le goût de sa mémoire. Pour en expliquer le processus, on mentionne souvent la mise en abyme hitchcockienne de Vertigo (1958) comme la face de la Gorgone qui pétrifie celui qui la regarde et à qui Chris Marker emprunta le nom de son site Internet[1], désormais posthume, une sorte de « valise » à la Marcel Duchamp qui immémorialise une part de l’œuvre.

Chris Marker n’aura cessé de brouiller les pistes

Si Christian Bouche-Villeneuve devint Chris Marker en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’autres doubles lui permirent de cultiver le secret de sa personnalité multiple et d’échapper à la surinformation médiatique. Parmi ceux-ci, avec Sandor Krasna, Kosinki ou Sergei Murasaki, le chat Guillaume-en-Égypte est le plus notoire, les chats occupant une place fondamentale dans la « planète Marker ». Il s’agit à chaque fois de se glisser à l’intérieur des représentations que fabrique la « société telle qu’elle est » pour en déloger les vérités ou les mensonges. Lettre de Sibérie (1958) superposait déjà sur la même image trois commentaires différents (positif, négatif, objectif). Plus tard, Détour Ceauşescu (1990) dénoncera l’indécence publicitaire de la télévision. L’œuvre est le signe, la signature d’un engagement, d’une fidélité qui a su fédérer des énergies, des moyens de production, notamment contre la censure de l’industrialisation cinématographique. Une œuvre qui a donné une visibilité et une parole à ce qui se voit mal, ce qui se dit mal.

La dimension politique est évidente et saute aux yeux. Le fond de l’air est rouge, pour reprendre le titre du film synthétique qui relate une décennie décisive de l’histoire mondiale entre 1967 et 1977 : de la guerre du Viêtnam à la mort de Che Guevara, de Mai 68 au printemps de Prague et à l’assassinat de Salvador Allende, le 11 septembre 1973. Dans Le Joli Mai (1962), que Chris Marker réalisa avec Pierre Lhomme, nous voyons, nous entendons la parole de la rue en prise directe après la guerre d’Algérie. Dans À bientôt, j’espère (1967) ou dans Puisqu’on vous dit que c’est possible (1973), nous voyons, nous entendons les luttes ouvrières des usines Rhodiaceta et Lip à Besançon. Ensuite, surtout à partir du Tombeau d’Alexandre (1993), l’hommage à Alexandre Medvedkine qui mesure les conséquences de l’effondrement du communisme, le monde sera appréhendé autrement.

Mais le regard, en permanence à l’affût de nouvelles formes, ne s’infléchit jamais. Chats perchés (2004), par exemple, le dernier véritable film de Chris Marker, relance les dés et interroge les inquiétudes de la fin du XXe siècle (la chute du mur de Berlin, la guerre du Golfe, le sida, Sarajevo…) et le passage au siècle suivant (le 11 septembre 2001, la domination grandissante du néolibéralisme postdémocratique…) en se demandant : « Où sont les chats ? », où est passé M. Chat de l’artiste Thoma Vuille, perché sur les murs de Paris… On devine la recherche d’une distanciation plus ludique, d’une ironie presque voltairienne, pour échapper peut-être à un certain romantisme révolutionnaire. L’usage, dans ces années, des technologies numériques puis d’Internet (même si les réussites ne sont pas toujours probantes ou que la fascination pour Steve Jobs demeure problématique) participe de ce mouvement afin de capter, à l’aide d’un langage approprié, le fond rouge de l’air du temps.

« Never explain, never complain » 

Chris Marker pratiquait un pessimisme optimiste. Sa devise était « Never explain, never complain » (titre du documentaire sur Chris Marker de Jean-Marie Barbe et Arnaud Lambert). Pas d’explication. Pas de complainte. La nécessité de s’adapter. Le parti pris, envers et contre tout, de l’utopie. Il est difficile de rendre compte dans son ensemble de sa créativité débordante : de Quand le siècle a pris forme (1978) à Sans soleil (1982), de L’Héritage de la chouette (1989) à Level 5 (1997) avec Catherine Belkhodja et à Passengers (2011). Plus proche de Godard que de Debord, bien que des parentés existent entre eux, il a été l’ami d’Alain Resnais, qui l’initia en quelque sorte au cinéma et avec qui il réalisa la satire anticolonialiste Les statues meurent aussi (1953). Il a été l’ami d’Andreï Tarkovski, comme en témoigne Une journée d’Andréï Arsenevitch (1999). Il a été l’ami de Simone Signoret, d’Yves Montand, d’Agnès Varda, de Costa-Gavras, de Wim Wenders, de toute une communauté qui l’accompagnait et avec qui il travaillait à l’écart de lui-même. Chris Marker est mort à l’âge de 91 ans le 29 juillet 2012, le jour de son anniversaire, et l’exposition se clôt ce jour-là, le 29 juillet 2018. « Une rumeur persistante veut néanmoins que Chris Marker et le chat Guillaume-en-Égypte aient coulé à bord du Titanic… »

[1]. Voir ce site Internet à l’adresse suivante : gorgomancy.net On consultera aussi avec profit ces deux autres sites : chrismarker.org et chrismarker.ch

Jean-Pierre Ferrini