A lire aussi

Les démesures et les violences d’Une semaine de bonté

À l’été 1933, dans le Château de Vigaleno, près de Plaisance, dans le nord de l’Italie, pendant trois semaines, Max Ernst a rassemblé des matériaux. Il achève 184 planches originales qui formeront un livre troublant que Jeanne Bucher publiera en 1934 : Une semaine de bonté (ou les sept éléments capitaux).

MAX ERNST
UNE SEMAINE DE BONTÉ
Les collages originaux (1933)
Musée d’Orsay
30 juin – 13 septembre 2009

WERNER SPIES ET COLL.
CATALOGUE DE L’EXPOSITION
Gallimard / Fundación MAPFRE / Musée d’Orsay 406 p., 350 ill. coul., 45 €

À l’été 1933, dans le Château de Vigaleno, près de Plaisance, dans le nord de l’Italie, pendant trois semaines, Max Ernst a rassemblé des matériaux. Il achève 184 planches originales qui formeront un livre troublant que Jeanne Bucher publiera en 1934 : Une semaine de bonté (ou les sept éléments capitaux).

Ces premières planches, superbes et insolites, n’ont été exposées au public qu’une seule fois, en 1936, à Madrid (Museo Nacional de Arte Moderno), en une ville en proie à des convulsions politiques, en une période incertaine qui débouchera sur une guerre civile. À partir de 1936, les planches originales passent à des collections privées et, aujourd’hui, elles redeviennent visibles (1).

Alors, dans l’admirable exposition de Werner Spies (2), nous découvrons la précision raffinée de Max Ernst, une logique des fantasmes, un montage minutieux des découpages imprévisibles, un équarrissage délicieux. Chaque collage originel suppose un ensemble de fragments issus de sources différentes ; il est une réunion étrange de morceaux d’illustrations antérieures, une totalité de pièces isolées, déplacées, venues d’autres scènes du passé.

Les ciseaux habiles de Max Ernst, son intelligence véloce, son imagination subversive isolent les figures féminines (nues ou enveloppées de robes, de voiles et de draps), les miroirs, les rideaux inquiétants, les tentures, les tableaux transformés, les ailes d’anges et de diables, les guirlandes, les fleurs perturbées, le lion puissant et féroce, l’œil pervers du poulpe, les vagues menaçantes de l’océan, les feux sourds et les fumées, la boue des bas-fonds et les complots, le wagon d’un train maudit, le Sacré-Cœur de Jésus, un ostensoir, les machines, les fouets, un tuyau de douche qui devient un serpent, un écorché, une bouteille cassée… Dans des terrains vagues et dans des appartements étouffants, interviennent des rapts, des vols, des assassinats, des évasions, des vertiges, des flagellations, les désirs et les jalousies.

Avec une sorte de scalpel, Max Ernst est un anatomiste menaçant. Il est un magicien qui multiplie les disparitions et les apparitions, les effacements et les germinations. Il invente des contes de fées et de forfaits.

Max Ernst est fasciné par les xylographies qui, dans les années 1930, étaient méprisées et considérées comme non modernes. Il retrouve les illustrations de son enfance et de son adolescence, certaines gravures du XIXe siècle. L’exposition d’Une semaine de bonté au Musée d’Orsay est un hommage aux symbolistes, à Gustave Doré. Le surréalisme est, entre autres choses, un retour des images et des récits du passé. Max Ernst utilise les illustrations des revues (La Nature, Le Magasin pittoresque), celles des journaux de faits divers et de catastrophes (Le Petit Journal ou Le Petit Parisien). Les xylographies des romans-feuilletons seraient les fondements des collages d’Une semaine de bonté : Les Damnées de Paris (1883-1884) de Jules Mary ; Martyre (1885) d’Alphonse d’Ennery ; Les Trois  Majors (1890) de Lucien Huard ; les Mémoires de Monsieur Claude (1881) qui est une autobiographie de Monsieur Claude, chef de la police de sûreté.

Le collage d’Ernst est (comme il le précise) « l’accouplement de deux réalités en apparence inaccouplables sur un plan qui, en apparence, ne lui convient pas ».

Une semaine de bonté est probablement proche des Chants de Maldoror (1868-1869) de Lautréamont, proche peut-être des Impressions d’Afrique (1910) de Raymond Roussel. Avec quelques rares exergues, les collages se rassemblent en un livre muet, ou bien en une étrange bande dessinée, ou encore en un ouvrage alchimique, ou aussi en une « somme athéologique » et anticléricale… Plus tard, bien après 1933, Max Ernst invente la notion du « paramythe ». Alors, les collages d’Une semaine de bonté seraient des récits ébauchés et énigmatiques, des « paramythes », des « presque-mythes » (auxquels tu ne crois guère, auxquels tu souris), ou encore des « fausses allégories », des fables sans moralité, des sagas controuvées.

Dans le Musée d’Orsay, 184 planches originales, observées de très près, donnent à voir des trames, variées et légèrement déplacées, des traits modifiés, des hachures diverses, des ciselures. Vous percevrez aussi les teintes différentes des morceaux découpés d’un collage, la blancheur intense de certains papiers et d’autres un peu jaunis.

La puissance du sept

Le roman-collage met en évidence le chiffre 7. Il s’intitule Une semaine de bonté (ou les sept éléments capitaux). Il s’agit de 7 épisodes, de 7 jours d’une semaine, de 7 éléments « capitaux » de la planète, de 7 « péchés capitaux », de 7 périodes d’une cosmogonie.

Tout commence avec le « premier cahier ». C’est le « dimanche », alors que, dans la Genèse de la Bible, le dimanche est la fin de la semaine. L’« exemple » du récit est le « lion de Belfort ». Et l’élément est la « boue », la « gadoue ». Car la boue est la terre putride, chaotique, limoneuse, instable, inquiétante. Le lion de Belfort tourne, sans doute, autour de la place Denfert-Rochereau. Le lion passe parfois à Montrouge ; il est un bandit de la banlieue, un chiffonnier avec sa hotte et son crochet redoutable. Le lion est parfois le bourreau de l’échafaud, ou bien il est exécuté, ou encore il est un policier. Il est parfois un général et vénère Napoléon. Il est tantôt un prêtre, tantôt un aveugle, tantôt un tortionnaire, tantôt un joueur de flûte qui charme une danseuse nue, tantôt le chef des brigands, tantôt un chourineur. Parfois, il entre dans un wagon du train maudit ; il vole ; il ligote ; il bâillonne ; il chloroforme. Ou encore, le lion de Belfort est l’Empereur. Il est parfois la Mort. Il boit du champagne. Il est l’orgueil, le pouvoir, la richesse. Il choisit aussi la luxure. Il chatouille les pieds d’une femme à demi nue. Il cravache. Ou bien, il s’allonge sur un billard comme sur un piédestal.

Le deuxième cahier est lundi. L’élément est l’eau et l’exemple est aussi l’eau. L’eau est tantôt la perfide, tantôt douceur d’une vasque où les nymphes apeurées se baignent. L’eau noie une femme ligotée. D’un pont écroulé, la locomotive se casse dans les flots. Ou bien, les vagues envahissent la chambre d’une dormeuse et les draps sont liquides. Une victime est jetée dans les égouts de Paris. Et, souveraine, une femme mystérieuse marche, comme Jésus, sur les flots.

Le mardi, l’élément est le feu. L’exemple est « la cour du dragon », (probablement) auprès de l’église de Saint-Germain-des-Prés. Le récit de ce cahier s’inspire en partie de Martyre (1885) d’Alphonse d’Ennery. Se multiplient les serpents, les dragons. Les dangereuses femmes ont des robes de deuil et deux ailes de chauves-souris; elles boivent le sang ; elles empoisonnent. Viennent les vampires.

Le mercredi, l’élément est le sang. L’« exemple » est Œdipe. Œdipe tue quelqu’un (son père ?). Un pied est percé par un poignard. Une main masculine (de qui ?) caresse le sein d’une femme dans un bois. Œdipe est brûlé par les flammes. Près d’une roulotte, une dompteuse fouette Œdipe. Dans un wagon, il voit des rats et l’immense sphinx qui interroge.

Le jeudi, l’élément est « le noir ». L’élément est une couleur. Deux exemples sont « le rire du coq » et « l’île de Pâques ». Pour le vendredi, l’élément paradoxal est « la vue »… Et, pour le samedi, l’élément très énigmatique se nomme « Inconnu ». L’exemple s’intitule « la clé des chants » ; ce seraient la musique et la liberté qui chante.

1. L’exposition a été présentée à Vienne (Albertina, 20 février – 27 avril 2008), à Bruhl (Max Ernst Museum / LVR, 9 mai – 7 septembre 2008), à Hambourg (Kunsthalle, 19 septembre 2008 – 11 janvier 2009), à Madrid Fundación MAPFRE, 11 février – 31 mai 2009), maintenant au Musée d’Orsay. 2. Werner Spies (né en 1937), historien d’art, a été directeur du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou (1997-2000). Il organise des expositions importantes (en particulier, Ernst, Picasso…). Il publie des livres remarquables sur les surréalistes, sur les sculptures de Picasso.

Gilbert Lascault

Vous aimerez aussi