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A la traque de notre vie

Article publié dans le n°1018 (01 juil. 2010) de Quinzaines

    En entreprenant de confier quelques expériences d’un chasseur raté, manqué, ainsi qu’une série de souvenirs fortement inscrits sur le territoire de son enfance, Pierre Bergounioux dépasse l’hérédité immédiate pour se confronter au grand tout qui nous précède, aux rites, aux habitudes profondément ancrées, celles de la survie et de l’ébaudissement devant la nature, ses possibles et ses empêchements.
    En entreprenant de confier quelques expériences d’un chasseur raté, manqué, ainsi qu’une série de souvenirs fortement inscrits sur le territoire de son enfance, Pierre Bergounioux dépasse l’hérédité immédiate pour se confronter au grand tout qui nous précède, aux rites, aux habitudes profondément ancrées, celles de la survie et de l’ébaudissement devant la nature, ses possibles et ses empêchements.

Il aborde ainsi avec lucidité et douceur une période charnière, lorsque se produisent de grands bouleversements et qu’un monde s’effondre, rapidement oublié, dénié, avachi dans une époque qui le contredit totalement – périodes fort rares si l’on y songe –, et qui le hante, à la fois en tant qu’il se sent un peu coupable de s’y joindre, ou plutôt d’en jouir, et qu’il s’en rappelle, antienne intime et collective à laquelle il se soumet, et la rejoue, n’en démordant pas, à la façon d’une bête blessée à mort qui s’accroche de toute la force de sa gueule refermée.

La chasse, celle des vrais chasseurs, est une affaire ancienne, mystérieuse, violente, sanglante plutôt, qui lie ensemble les générations, depuis les cueilleurs-chasseurs des balbutiements de l’humanité jusqu’aux petits paysans et les notables de nos provinces. On y échappe de plus en plus, le temps passant. Enfant, Pierre s’y initie dans la solitude, avec cette application qui le caractérise, s’exerce aux sensations, ces mêmes pulsions, ces « pensées de mort » qui excitent l’enfant et le rendent au monde concret, à ses ordres et à ses limites. Il va ainsi se découvrir cette passion de l’observation des insectes, des oiseaux, des petites choses vivantes que l’on chasse toutefois. Il fera l’expérience, à la façon d’une récompense, de la chasse, de la mort que l’on inflige, du respect étrange qui se manifeste parfois pour le gibier, le laisser-aller, abandonner le geste, se faire un peu peur, résister, et puis s’en souvenir.

Car Bergounioux relie ces quelques « actes scélérats », aux changements de sa vie, à la découverte de la lecture, des livres, de l’appel de l’ailleurs, de l’inéluctabilité du déracinement, à l’aventure discrète de sa vie, entre regrets et délices, jusqu’à redire (avec parfois un peu de redondance) certaines dispositions, les lieux, les liens familiaux, la différence entre la chasse et la pêche, sa fascination pour les choses concrètes et l’esprit qui les pense, la nécessité de nommer ce qui nous entoure, d’entrevoir ce qui nous précède et qui nous accompagne dans un silence tendu, en suspens terrible de l’attention. Il nous invite à la traque subtile de notre vie, de ses soubassements tus ou oubliés, rejetés dans l’ombre, à dire ce que l’on s’abstient de nommer, d’affronter notre durée et les épreuves qui nous conforment ; il explore la grande nuit chasseresse, celle qui fait le lit de notre humanité, de notre histoire, de notre repos. Il abrite un instant ce qui effraie, le temps perdu, les êtres évanouis, les bêtes qui « sont restées, elles, au pays de l’enfance ».

Hugo Pradelle

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