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Déchiffrement

Article publié dans le n°1018 (01 juil. 2010) de Quinzaines

    Écrites dans un style qui semblera « inorganique » et « froid », les nouvelles inédites de Pessoa ordonnent une définition nouvelle de la réalité et une « pensée raisonnante » absolue. Elles constituent un pas de plus fait dans une œuvre gigantesque et fascinante.
Fernando Pessoa
Quaresma, déchiffreur (Quaresma, decifrador)
    Écrites dans un style qui semblera « inorganique » et « froid », les nouvelles inédites de Pessoa ordonnent une définition nouvelle de la réalité et une « pensée raisonnante » absolue. Elles constituent un pas de plus fait dans une œuvre gigantesque et fascinante.

L’œuvre de Pessoa est une énigme qui s’épaissit, un déploiement de textes sans mesure qui, étrangement, apparaissent à la façon de poches d’air qui traverseraient toutes les strates de la profondeur pour crever en surface avec des éclats improbables, enivrant un instant la perception, troublant un plan qui acquerrait ainsi une sorte de dimension supplémentaire. C’est une œuvre qui se refuse, se déguise, revêtant des atours mystérieux, presque pathologiques, pour organiser un monde différent, ordonnant une parole multipliée, qui s’intercale et défait le discours pour élaborer un monde (ou livre) perturbant, intranquille. Les éléments qui la constituent, comme des combinaisons moléculaires instables, s’agglutinent, se rassemblent au fur et à mesure, comme un rébus que l’on découvre ou une charade que l’on déchiffre. La lecture de l’œuvre s’apparente donc à circonvenir les épars, réordonner sans fin le troupeau, découvrir le message, déchiffrer sans cesse des énigmes apparemment déraisonnables.

Les nouvelles rassemblées ici semblent flotter aux confins de l’œuvre, entre contradiction et approfondissement, comme un trouble ultime (ou sa vague illusion) qui l’interroge profondément, la faisant se décaler légèrement, comme pour en souligner des arcanes inconnus. Car, si les enquêtes de l’énigmatique docteur Quaresma, cet être semblant étrangement sorti du rien, sans  « aucune caractéristique physique, ni la moindre indication physique d’une caractéristique morale », avec cet « air simple sans être vraiment humble », à mi-chemin de tout, presque invisible, à l’image en quelque sorte de son créateur qui lui ressemble beaucoup (ou serait-ce le contraire ?), sont des manières de jeux avec soi-même, avec le temps de l’enfance, les lectures en anglais, l’exil à Durban, la littérature, les récits policiers de Conan Doyle ou d’Agatha Christie. Elles constituent une métaphore du travail de l’écrivain, rejouant, une fois encore, la figure du double, cette dissociation effarante qui défait l’œuvre en la reformant sans cesse, disposition infinie de soi-même dans d’improbables « miroirs ».

Cette série d’enquêtes menées par un logicien hors pair, entre désordre et précision (puisque certaines sont très abouties alors que d’autres gardent traces d’hésitations et de leur inachèvement), sont à la fois des joyaux de démonstration policière, presque des pastiches, et relèvent, semble-t-il, d’une dynamique plus profonde, celle d’une pensée du vide, de l’abscons, de l’illusion et de la faculté de voir autre chose que ce qui semble être. Ces dix nouvelles nous portent au-delà de la réalité, nous font envisager une extrémité de l’œuvre de Pessoa, une sorte de contre point ludique et glaçant aux désarrois de l’âme qui occupent les divagations de Soares ou du stoïcien… Les textes réunis ici conforment une autre sensibilité, un autre espace de la pensée.

Les nouvelles policières de Pessoa, plus que des intrigues réclamant d’être démêlées, ordonnent une autre réalité, donnent forme à une pensée extrême et déroutante, celle qui remplace le fait par son établissement mental, qui déforme la perception pour la replacer tout entière dans l’orbe de l’idée. Le fait n’y est pour rien, il disparaît derrière l’écran du raisonnement. Quaresma l’affirme lui-même avec sa raideur habituelle : « Moi, qui, par nature, ai un penchant pour la subjectivité et le raisonnement – c’est ainsi que je suis né –, j’emploie toujours comme méthode, dans tous les cas, le raisonnement, le raisonnement pur et simple, détaché de l’observation ou de quelque chose de comparable à l’expérimentation » pour conclure en proférant : « je ne m’écarte jamais de mon cheminement intérieur ». Tout est dit ici des enjeux et de la dynamique d’un ouvrage qui entre étrangement en écho avec les autres livres de Pessoa et de ses hétéronymes.

Dans Le Livre de l’intranquillité, seul compte le sens de la sensation, son établissement par une conscience qui interroge toujours sa propre plasticité, l’irréalité absorbe tout, jouant de l’identité et du rêve dans un jeu de miroirs qui semble infini. Ici, le même principe est à l’œuvre, la même entreprise de décomposition de la réalité, de disparition du sujet, de négation absolue – et l’enjeu des enquêtes consiste bien en ce déplacement du fait incorporé dans la pure pensée, dans la parole qui l’applique. Tout va plus loin, plus froidement. Le déchiffrement qu’entreprend Quaresma confirme l’inessentialité du réel, son évincement au profit d’une représentation abstraite, complète, absolue, de ce qui pourrait être. Le potentiel est ici l’absolu, ce qui s’ordonne dans la pensée, conforme la démonstration de la réalité, ne demeure que la parole abstraite qui dit ce qu’elle est, une idée, un sens, ou plutôt un flux impalpable qui défait le monde et le réordonne sans cesse.

Quaresma fait se défaire la narration même, l’enfermant dans la forme de son discours, c’est une manière d’agent annihilateur qui déconstruit tout et enferme le monde dans sa pure recréation mentale, raisonnante. Il donne forme à l’abstrait dans le cadre d’une réalité fictionnelle, recomposée. Ces inédits, plus qu’une facette surprenante d’un écrivain qui semble ne jamais cesser d’être là où nous ne l’attendons pas, semble un contre-champ magistral à une œuvre polymorphe, une manière de laboratoire dans lequel se joue l’essence même d’un rapport au monde inadmissible. Quaresma est la voix même qui déconstruit tout le monde et le nie, en le démontrant, et nous entraîne, glaçante, comme au-delà de nous-mêmes, égarés dans le serpentement de la pensée face à la perception. Il y a ici quelque chose d’un crime contre la rationalité perpétré par ses propres armes, un fascinant renversement du sens, et c’est un gouffre terrible qui s’ouvre sous nos pas. Il nous faut donc sauter dans le vide.

Hugo Pradelle