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Dédale

Article publié dans le n°1004 (01 déc. 2009) de Quinzaines

Écrit à quatre mains, le premier roman de Roberto Bolaño (1953-2003) est, sous couvert de pastiche, un livre profond qui préfigure les obsessions qui nourriront les œuvres à venir. Une lecture sous forme d’archéologie, émouvante, drôle et perturbante.
Roberto Bolaño & A. G. Porta
Conseils d'un disciple de Morrisson à un fanatique de Joyce suivi de Journal de bar
Écrit à quatre mains, le premier roman de Roberto Bolaño (1953-2003) est, sous couvert de pastiche, un livre profond qui préfigure les obsessions qui nourriront les œuvres à venir. Une lecture sous forme d’archéologie, émouvante, drôle et perturbante.

À lire le premier livre écrit par Bolaño en collaboration étroite avec son ami Porta, nous ressentons comme un malaise diffus, celui qui nimbe les premières œuvres que l’on découvre à rebours, après la mort de leur auteur, dans le grand silence d’une entreprise arrêtée dans son élan. La chronologie semble alors obsolète, défaite, et il nous faut porter un regard a posteriori sur la première pierre d’une œuvre mobile, ou plutôt fantôme, qu’il nous faut entreprendre avec distance, suivant comme pas à pas les « premiers pas dans le monde de la narration » de Roberto Bolaño et de son acolyte barcelonais. Ainsi, par-delà l’anecdote et les maladresses, lentement, le terreau de l’œuvre se fertilise. Décomposition et recomposition. Au-dessous des premiers mots, parfois hésitants, incertains, s’éclaircissent les lignes apurées des textes qui vont suivre, parmi les plus importants de la littérature hispanique de la seconde moitié du XXe siècle. Le premier coup éclate comme le premier feu d’une bataille gigantesque.

Roman de la circulation, des échanges incessants – entre ses deux auteurs, Joyce et Morrison, des personnages et des auteurs, l’homme et la femme –, les Conseils… constituent autant d’aboutissements que de pistes, de plaisirs que de frustrations. Dédale d’où achoppent les figures obsessionnelles qui habiteront toute l’œuvre de Bolaño, c’est un roman du suspens, de la tension, du jeu déjà, à la fois ouvrage savant et récréation jouissive. Revêtant les oripeaux du polar et du roman noir, il nous fait suivre la folle cavale d’Ángel qui, par amour, désir et pour sentir l’ultime ressort de sa vie, accompagne Ana, une Sud-Américaine exubérante et provocatrice, dans un parcours criminel suicidaire. À bout de souffle, égarés, ils enchaînent les vols et les agressions avec une violence de plus en plus inouïe, et se détachent peu à peu l’un de l’autre, elle, soumise à ses pulsions destructives, lui, empêtré dans son désir d’être écrivain et son amour insensé pour cette jeune femme insaisissable. Le roman singe l’incohérence de la cavale sans issue de ces amoureux du danger, Bonnie and Clyde des années quatre-vingt, qui, comme pour se ressaisir de leur propre destinée, se répètent que « tout était clair, fragmenté mais clair, tout était foutu ». Aventures terribles du crime et de la terreur, inimaginable tension de l’être à sa propre limite, les Conseils… entreprennent à la fois les processus de construction et de déconstruction, la perte absolue et le recours de l’art devant l’indicible barbarie du Mal qui n’a pas de cause. Tout semble alors dit de l’essence de l’expérience obstinément répétée de l’auteur des Appels téléphoniques, des Détectives sauvages et de 2666.

Un laboratoire minutieux

Car, au-delà d’un premier roman brusque et étrange, le texte semble un laboratoire minutieux pour Bolaño, espace mouvant dans lequel se jouent certains des enjeux majeurs de son travail poétique. Ángel est une manière de double, d’écho, trace fantomatique d’un écrivain qui se cherche, figure modelée à tâtons, comme en tremblant, avatar qui excède ses limites, faisant se confronter modèles et imitateurs admiratifs, transgressant, transfigurant l’identité de Bolaño au cœur même du livre, dissociation ultime et première face d’un grand écrivain. Ángel, écrivain néophyte, élabore, en parallèle de son odyssée criminelle conçue comme un exil de plus en plus profond bercé par la musique des Doors, l’architecture d’un livre intitulé Cant de Dedalus anunciant fi dont le personnage central, Dedalus, serait un braqueur de banques et grand connaisseur de l’œuvre de James Joyce, être perdu qui se retrouve dans la figure littéraire. Ainsi, se dessine une aventure du double du double du double, dédale d’une aventure d’un Ulysse raté, égaré. Ángel écrit : « Voyons, des noms propres : Leopold, Simon, Stephen, Paddy, Molly… Mythologie forgée dans ma tête, tout ce qui lentement me ronge de l’intérieur. Métempsycose, transmigration de l’âme, naître quelque part avec le nom de Ded…, t’isoler et te distinguer des autres, m’approprier les armes d’Ulysse : le silence, l’exil et l’ingéniosité. Et le faire mal, parce que je ne suis pas Ulysse. Je ne suis pas non plus Dedalus. Errer des jours et des jours. » Au cœur de ce labyrinthe, autre forme d’un exil permanent, la vie affronte la fiction, l’être le fictif, et Bolaño s’interroge en profondeur sur l’identité et l’altérité, sur la place du texte dans la vie, sur ses représentations, sur la mort.

Une auto-genèse de l’œuvre

Les Conseils… semblent être un récit confus, elliptique, illogique, dominé par l’inachèvement, le suspens, qui le constituent. Pourtant, c’est aussi une anté-genèse passionnante de l’œuvre de Bolaño, le premier écart qui définit les autres livres qui approfondiront avec plus de virtuosité et une ampleur formidable le tissu qui se forme dans ce roman de jeunesse. Car avant tout, les Conseils… (reprise de plusieurs autres titres) est un récit de la vocation littéraire, des premiers mots, de la mise en perspective, comme des traces laissées par avance (serait-ce l’ultime voyage d’Ulysse ?) pour se repérer dans le labyrinthe. Nous trouvons ici, déjà, l’attachement à la figure de l’écrivain fictif, le premier double, l’intérêt pour la violence, pour la pulsion et la mort, pour le lien qui se tisse entre elles et la création poétique qui ne peut se détacher chez Bolaño d’une pensée du Mal. Nous nous confrontons à sa passion pour les choses savantes, son écriture qui entremêle le prosaïque le plus vulgaire et l’érudition la plus délirante, sa délectation pour le pastiche et les jeux de registres auxquels il peut laisser libre cours, constituant, comme à part, un autre corps pour vivre l’aventure de la littérature. Ce roman, fragile et sincère, porte déjà le sceau d’une œuvre perturbante, obsédante, abyssale.

Hugo Pradelle