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Ecrire le travail aujourd'hui

Article publié dans le n°1021 (01 sept. 2010) de Quinzaines

 Les mots sauvages n’entrent pas dans la « procédure ». Ils échappent au canevas que l’on a donné au téléopérateur, cette figure anonyme ou absente que l’on imagine à peine derrière son casque. Éric est dans ce roman le pseudonyme de ce « nouveau ». Autre nom, absence de corps : le travail d’aujourd’hui, comme la politique, est affaire de langage. Comme la littérature aussi, qui rend leur sens aux mots.
Thierry Beinstigel
Retour aux mots sauvages
(Fayard)
 Les mots sauvages n’entrent pas dans la « procédure ». Ils échappent au canevas que l’on a donné au téléopérateur, cette figure anonyme ou absente que l’on imagine à peine derrière son casque. Éric est dans ce roman le pseudonyme de ce « nouveau ». Autre nom, absence de corps : le travail d’aujourd’hui, comme la politique, est affaire de langage. Comme la littérature aussi, qui rend leur sens aux mots.

Le « nouveau » arrive donc un jour sur une plateforme de l’entreprise jamais nommée. Il rencontre Maryse, Roland et Robert qui seront dans le même « îlot » toute la journée. Cette équipe travaille pour une société de télécoms qu’on reconnaît assez vite bien que son nom n’apparaisse jamais. Ici, les choses ne se passent pas mal, et l’atmosphère n’est pas déplaisante. Jusque-là, Éric exerçait un autre métier dans le groupe, travaillait dans sa ville et côtoyait des ouvriers comme lui. Ils avaient tous les mains abîmées par les brûlures et le cuivre des câbles. Mais ce travail manuel au sens propre du terme leur donnait une identité, une appartenance. Devenir téléopérateur, c’est se servir de sa bouche et de sa langue plus que de ses mains. C’est « s’habituer à parler pour ne rien dire ». Et pour quelqu’un de peu loquace, ce « combat de la bouche contre la main » est en soi une sorte de défaite. Éric a changé de métier comme l’exigeait l’entreprise, mais on sent qu’il en souffre. La course, tous les dimanches, l’usage des jambes, est sa façon de retourner à l’état « d’homme sauvage ». L’une des façons de le faire. L’autre consistera à ne pas respecter la procédure. Éric tient un carnet dans lequel il note les coordonnées de clients qu’il rappelle pour les aider, et surtout, il intervient en faveur d’un client polyhandicapé, prisonnier de son lit. Cet engagement sera la meilleure manière pour lui de retrouver un contact physique avec des êtres réduits à l’état de voix.

Retour aux mots sauvages est un grand roman sur le travail. Pas un roman reflet, pas un de ces romans platement réalistes qui dénoncerait ce qui s’est passé chez France Télécom. Un roman qui met en relief les gestes, les codes et les mots du travail. Cela commence avec le choix du pseudonyme qui ôte toute identité, transforme l’employé en chien ou cheval de race quand on le nomme Robert puisque c’est l’année des R. Le canevas à respecter, et le peu de variations qu’il propose fait du téléopérateur une sorte de robot qui ne doit jamais s’impliquer, manifester d’émotions et chercher des réponses personnelles. Le guide fourni aux employés, avec propositions figurant dans des onglets et sous-onglets est un modèle de ce que l’on propose pour éviter toute communication spontanée. Et puis il y a le rythme à suivre, le nombre de clients à « traiter », de contrats « optimum » à placer. Dans ce cadre, les erreurs n’existent plus : ce sont des « errements virtuels ». Les collègues de travail éprouvent l’ennui propre à ce lieu, aux contraintes que l’on y connaît, vivent dans la soumission ou une rébellion molle, narquoise, médiocre. On obéit, on se soumet. Dès le début, Éric craint de « devenir une Maryse avec une voix d’hôtesse ».

Ce qui grippe la machine se produit insidieusement, peu à peu. Des arrêts maladie, des rumeurs de malaise précèdent les suicides en un engrenage qui broie lentement. Jusqu’aux événements tragiques comme la défenestration d’une employée, et l’écho qui devient soudain assourdissant. Mais une « tragédie [qui] s’éparpille dans les pixels ». Ne pas nommer ce que tout lecteur sait est l’une des forces de ce roman, ce qui lui donne une portée universelle. Thierry Beinstingel écrit le monde du travail plus qu’il n’écrit sur lui. Et cette écriture patiente, méthodique que l’on avait découverte avec Central, Composants ou CV roman se poursuit ici, avec plus d’intensité.

Tous les clichés de l’entreprise et d’abord de la vente sont démontés avec un humour décapant. La jeune femme dynamique qui a un « master en intelligence marketing obtenu dans un institut de gestion des organisations » incarne cette catégorie de cadres qui se noie dans son jargon et perd ses moyens quand on lui pose les questions les plus simples. Elle emploie ces « nous » qui ne représentent personne, et révèlent seulement le « marketing de nos vies ordinaires ». Beinstingel met en valeur l’inanité des discours, ceux de l’entreprise comme celui de la télévision, en montant à la façon de Flaubert dans la séquence des comices agricoles, les propos sur l’identité française et le repas de famille. Le contrepoint est aussi drôle qu’effrayant. De même, la répétition d’une même description, celle du bureau du chef révèle la pauvreté du décor, l’usure des signes qui ont brièvement fait sens : un ours dégonflé, un cerisier en plastique, emblèmes dérisoires d’une épopée commerciale.

Le romancier travaille l’énumération, emploie les verbes à l’infinitif comme pour décomposer les tâches, retrouver l’ordre dans lequel les faits se sont produits, ont signifié. Le suicide d’un employé rappelle ce qui oppose les temps en grammaire : « Les euphémismes actuels pour tenter d’expliquer comment on en arrive là éloignent une réalité pourtant simple : j’ai été heureux, j’ai goûté au bonheur, j’ai aimé, j’ai été quelqu’un. Le passé composé a fait place à un présent désagrégé, corrompu, définitivement gâté. » Une grammaire qui se dérègle, quand le verbe se défenestrer devant ses collègues se compose du « Pronom irréfléchi, prénom annihilé pour qui les mots ont disparu, reste le “devant ses collègues” marqués à tout jamais “devant”. » Analysant la relation qui existe entre les feuilletons américains peuplés de médecins légistes et le téléspectateur, le romancier décrit avec justesse le « corps dépecé de l’homme libéral ». Il s’agit dans ce système de créer de la valeur, et pour ce faire, « rompre l’identité du corps » est une nécessité.

Éric est réduit à sa bouche par nécessité professionnelle. Il retrouve son corps en bricolant chez son client paralysé. Retrouver sa boîte à outils, toucher un tournevis, c’est retrouver du sens. De même, afficher sur la cloison de son « bureau », le nom des morts, c’est les sauver de la disparition définitive, de l’oubli auquel ils sont voués dans un espace aussi vacant. Le roman se termine sur une course à travers la ville. Tout au long du roman Éric s’y est préparé. Sous le regard de ses voisins, dans l’effort, il retourne aux mots sauvages.

Thierry Beinstingel écrit un roman politique au meilleur sens du mot, la politique étant le souci de l’autre, le sens de la cité, celui des mots débarrassés de leur gangue. Il détruit les apparences, décape ce qui brille, attaque les fausses valeurs dans une langue souvent ironique ou caustique. Et la langue reste l’essentiel.

Norbert Czarny

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