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Familles, je ne vous hais pas !

Historienne des images, enseignante, romancière, Anne-Marie Garat (née en 1946 à Bordeaux) analyse 48 photographies d’anonymes humbles. Dans les marchés aux puces, elle collectionne (en une trentaine ou quarantaine d’années) des centaines d’albums de familles.
Anne-Marie Garat
Photos de familles (un roman de l'album)
Historienne des images, enseignante, romancière, Anne-Marie Garat (née en 1946 à Bordeaux) analyse 48 photographies d’anonymes humbles. Dans les marchés aux puces, elle collectionne (en une trentaine ou quarantaine d’années) des centaines d’albums de familles.

Avec précision et subtilité, avec concentration, avec tendresse, Anne-Marie Garat étudie les « vies minuscules » des ignorés, des obscurs. Dans son essai sagace, Anne-Marie Garat est peut-être une cousine de l’écrivain Pierre Michon. Elle contemple les visages de ceux qu’elle n’a pas connus. Elle écoute les voix timides et indécises des familles du passé. Elle déchiffre les désirs et les craintes des gens ordinaires. Elle les invente et les imagine. Elle construit la biographie des individus peu à peu oubliés. Elle cherche des repères. Elle perçoit les fantômes d’un imaginaire intime et lointain. Elle rêve et raconte (1). 

L’album de famille (dit-elle) est « domiciliaire ». Il est une archive privée. D’usage domestique, il ne franchit guère les seuils. S’il se trouve dans des bagages, ce serait la preuve du déménagement, du grand départ, de l’exil, de la mort. 

Par exemple, se dresse une redoutable femme centenaire (1814-1914). Une légende précise le nom, le lieu. La grande vieillarde opiniâtre est photographiée le 6 mars 1914, six mois avant la Première Guerre mondiale. Austère emmitouflée, corsetée, rembourrée, elle se tasse sur sa chaise. Sa main noueuse, déformée par les rhumatismes et le travail, se referme sur une canne rustique. Elle ignore insolemment l’objectif qui la vise. Elle ne sourit pas. À travers le XIXe siècle, qu’a-t-elle vu ? Qu’a-t-elle compris ? Il y a eu de multiples guerres, des conquêtes coloniales, la photographie, l’électricité, les premiers aéroplanes. Anne-Marie Garat note l’œil fixe de poule de belette, un œil de la centenaire « carnassier, vitrifié et sauvage ». 

Ou bien, en Suisse, six sœurs se regroupent devant la porte close de leur ferme. On devine un « air de famille », une « fiction de la ressemblance », une « buée errante qui se transporte, s’égare, s’installe et s’évapore sous le regard qui n’en finit pas de scruter ». On cherche les signes de ressemblance des sœurs. Ce serait une impression flottante et indécise, un air vague de la parenté. 

Ou encore, dans l’album, telle photo a été mutilée, caviardée, brouillée d’encre, découpée en partie. Entre deux petites filles, l’homme au gousset est défiguré, nié, décapité, aboli. Un coup de plume acéré arrache la face de l’homme au gousset et gomme ses traits. De vieux comptes à régler (jamais définitivement réglés) se révèlent dans les photos agressées et les fantômes rôdent au cœur de l’album. Des drames, des secrets flous, des phrases interdites, des zones d’ombre, le mal (parfois même le crime) en une accumulation de photos ne sont pas absents. À l’intérieur de la famille, quelques-uns ont grimacé, ils ont trahi, ils ont enfreint la règle de la bonne humeur et de la courtoisie. Sans insister, la famille comporte souvent une tante un peu légère, un oncle trop joueur, un cousin alcoolique, un enfant adultère, une liaison ancillaire. 

Souvent, avec constance, la famille pose devant sa maison : une demeure bourgeoise, une petite villa, un chalet cocasse, une cabane, une échoppe, une ferme, une terrasse. La famille célèbre le territoire, la propriété, le droit de l’héritage. Selon Anne-Marie Garat, la façade de la maison natale est proche du visage d’une mère perçue par l’enfant. Tu déchiffres sur la façade les secrets, les désirs, les angoisses. La maison est une boîte, une grande « camera obscura ». Elle contient un labyrinthe suggéré : les couloirs, les escaliers, les cagibis, la cave, le grenier, les emboîtements répétés : les armoires, les tiroirs (avec, parfois, des photos, des bijoux dérisoires), les étuis, les écrins, les malles, les cartons, peut-être un coffre-fort. La maison est une sorte de décor de théâtre. Sur telle photo, des membres de la famille se réunissent dans le cadre de grandes fenêtres ouvertes ; d’autres se placent sur le seuil ; et, sur une petite fenêtre latérale, une bonne est entrevue, comme si elle se trouvait dans les coulisses.

Et aussi, Anne-Marie Garat se souvient de son enfance : la vigne et les nuages du Médoc, la vigne de son grand-père qui travaille avec un grand sécateur. Aucune photo ne rend compte de cette scène où Anne-Marie, petite, a pu être assise sur une couverture dans l’herbe. Elle a appris très tôt les ciels : « l’océan, l’estuaire engendrent (…) brumes, vapeurs célestes, nébuleuses, cumulus et stratus qui ravissent la vue, emportent des visions. Le nuage est une matière confuse, substance sans contours, sans lignes arrêtées ». Selon Anne-Marie Garat, les mouvements des nuages et les jeux de la lumière de la photographie suggèrent les apparitions et les disparitions des formes. « Peut-être (dit-elle) mon enfance en Médoc m’a-t-elle appris à renverser la tête vers les nuages, à y puiser une forme d’imaginaire. »

Aujourd’hui, en 2011, les coutumes traditionnelles du lignage se modifient peu à peu. L’album de famille devient plus libéral qu’auparavant. Maintenant, il tolère les couples non mariés, les unions homosexuelles, les ex-conjoints, les liaisons éphémères, les amis des enfants, les collègues, les voisins, les liens parfois indécis… Si l’album de famille perdure, les reliures modernes (en simili-velours, en simili-cuir) se sont démocratisées et vulgarisées ; elles ont remplacé les belles peaux et les fermoirs de style néogothique. Et, dans les dernières années, l’album prend une nouvelle figure sur l’écran de l’ordinateur. Des albums virtuels proposent des systèmes de classement par dates, par sujets ou thèmes. Des centaines de photos familiales sont consultables en mosaïque, en diaporama : elles sont stockées. Alors, les vieilles photos anciennes sont scannées et se retrouvent près des photos récentes. 

Au XXIe siècle, Anne-Marie Garat note certaines étranges photos « fabriquées ». Ce sont des collages où la généalogie se transgresse, où les temps sont mêlés. Ce collage réunit le jeune grand-père mort au front en 1916 et son vieux petit-fils ; tel autre collage exclut de la table un neveu indésirable ; tel autre encore rassemble l’immense photo des cousins dispersés dans les cinq continents. 

Aujourd’hui, en 2011, la pratique de la photographie se transforme. Elle nous trouble. Elle déconcerte. L’appareil numérique entraîne des ruptures de la pensée. L’appareil numérique a expédié en vitesse le vieil appareil au grenier (s’il en existe encore un !). À l’échelle mondiale, 70 % des foyers possèdent un appareil numérique. Et les boîtiers classiques et l’image argentique ont encore leurs adeptes minoritaires, les résistants insularisés, les survivants d’une ère révolue…

Peu à peu, le numérique s’impose ; il triomphe ; il joue ; il jubile… Familles et photos numériques, je ne vous hais pas !

  1. Un essai lucide et rêveur d’Anne-Marie Garat a été publié en 1994, au Seuil, dans la collection « Fiction & Cie » de Denis Roche. En 2011, Actes Sud propose une réédition modifiée et actualisée des Photos de familles. Dans ses romans, Anne-Marie Garat rêve devant des portraits humains du passé.
Gilbert Lascault

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