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Généalogie du kamikaze

La singularité et la fécondité absolues des essais de Laurent de Sutter viennent de leur vitesse de frappe, de leur effet de sidération, de leur amplitude argumentative. Nul mieux qu’un kamikaze du concept n’était à même de radiographier les attentats-suicides qui ont frappé le World Trade Center le 11 septembre 2001, Charlie Hebdo et le magasin Hyper Cacher à Paris en janvier 2015, Paris le 13 novembre 2015, Bruxelles le 22 mars 2016, Beyrouth, Istanbul, Bagdad, le Cameroun, le Koweit, le Pakistan et tant d’autres lieux.
Laurent De Sutter
Théorie du kamikaze
(PUF)
La singularité et la fécondité absolues des essais de Laurent de Sutter viennent de leur vitesse de frappe, de leur effet de sidération, de leur amplitude argumentative. Nul mieux qu’un kamikaze du concept n’était à même de radiographier les attentats-suicides qui ont frappé le World Trade Center le 11 septembre 2001, Charlie Hebdo et le magasin Hyper Cacher à Paris en janvier 2015, Paris le 13 novembre 2015, Bruxelles le 22 mars 2016, Beyrouth, Istanbul, Bagdad, le Cameroun, le Koweit, le Pakistan et tant d’autres lieux.

Le scalpel de Laurent de Sutter emprunte des axes qui, s’écartant des approches socio-politiques, géostratégiques et psychologiques de ce qu’on appelle « terrorisme », entendent descendre dans la généalogie du terme « kamikaze » et mettre au jour la « logique », les paramètres des attentats-suicides. Au fil de vingt-cinq chapitres articulés avec maestria, une théorie se met en place dont les présupposés dynamitent avec provocation le sens commun, les credo de base reçus comme des évidences. Faisons l’hypothèse, amorce l’auteur, que les actions de terreur se soldant par la mort des attaquants ne relèvent ni de la guerre ni de la religion. Établissons qu’ils ressortissent avant tout au registre du spectaculaire, d’une surenchère dans les images. Validant la pertinence de l’emploi du terme « kamikaze », apparu dans l’armée japonaise lors de la Seconde Guerre mondiale, pour désigner la constellation d’attentats-suicides où l’arme est l’attaquant, l’essai s’engage à « kamikazer » le kamikaze, en pointant les pièces et mécanismes de son dispositif. 

Prenant appui sur les analyses de Baudrillard, de Virilio, qu’il dépasse, Laurent de Sutter reverse les actions des kamikazes dans l’orbe de ce que Sartre nommait un geste, à savoir une action prise dans le ballet des apparences. Le corollaire de sa thèse est celui d’un monde flottant, dissous dans ce que Baudrillard appelait l’hyperréalité, le règne des simulacres. Le kamikaze est alors celui qui est à la recherche d’un réel perdu (Dieu, notamment, mais pas exclusivement) séparé du semblant. Tout le paradoxe remarquablement démonté par l’auteur vient de ce qu’afin de rencontrer un pur point de réel (au sens lacanien du terme, au sens où pour Lacan le réel c’est se cogner à une table) les kamikazes recourent à l’image comme instrument de sidération.  

Repérant une césure entre le « proto-kamikaze » qui assassina le tsar Alexandre II et les unités d’attaque spéciale de l’armée japonaise, les attentats-suicides apparus dans les années 1980, Laurent de Sutter la loge au niveau de la pragmatique et de la visée stratégique. Les activistes révolutionnaires russes ne visaient pas à méduser, à pétrifier un monde désenchanté mais à abattre la tyrannie, l’autocratie tsariste là où, plus tard, les kamikazes entendent hébéter en produisant une déflagration d’images qui surpasse toutes les autres. Dans les pratiques kamikazes actuelles, la destruction, son ampleur, sa gravité, importeraient moins que l’absolu de sa mise en scène. « Le kamikaze est un être esthétique : il appartient au régime des apparences dont il sature pour un moment l’écologie entière, rendant invisible tout ce qui n’est pas le flash de l’explosion supposée l’emporter dans une apothéose de lumière. » Créature issue de l’ère des médias, le kamikaze acterait le blockbuster de la terreur jusqu’au martyre. 

Cette gigantomachie des images ne nous leurre-t-elle pas à son tour ? Ne minore-t-elle pas le fait que les kamikazes des XXe et XXIe siècles, au-delà d’une « victoire » médiatique, d’une sidération au sens de Pascal Quignard, travaillent à une victoire idéologique, politique, religieuse, en terrassant le néant de la réalité en soi et en l’autre ? La guerre et la religion sont-elles solubles dans l’hypermarché du spectaculaire, ou ce dernier ne serait-il pas un masque qui dissimule les avancées des premières ? Comment, dans ce cadre, comprendre que les attentats-suicides sont aussi une riposte aux bombardements de l’Occident, à l’ingérence teintée d’humanisme, souvent opportuniste et intéressée, d’un Occident néocolonialiste dépeçant le Proche-Orient, le Moyen-Orient, l’Afrique ? Sans revenir à l’explication-qui-n’explique-rien, devenue cliché, d’un conflit entre civilisations – explication globale dont Laurent de Sutter s’écarte radicalement –, comment allier le côté spectaculaire de la destruction et de l’autodestruction, la logistique de la visibilité à la dimension stratégique, à la logistique de la terreur ? Même si cela passe par une maîtrise du médiatique, le but n’est-il pas de vaincre en foudroyant l’imaginaire, de renverser le rapport de force par-delà le phénomène d’un « gaspillage » de vies humaines, d’un potlach proche de Bataille ? 

Menant une fine enquête généalogique, Laurent de Sutter recourt à des pistes réflexives inhabituelles qui permettent de se désidérer, en reliant les attentats-suicides à des topoï qui leur donnent un surcroît de lumière, non plus aveuglante mais dessillante. Au fil d’un nouage serré des propositions et des développements, les questions du sublime (Burke, Kant revu par Lyotard) et de l’enthousiasme (de Shaftesbury à Kant et Lyotard) permettent de penser le dispositif des kamikazes depuis le rivage du sublime (expérience de l’excès, de l’effroi-délectation, de « la catastrophe de l’être »), de l’enthousiasme (les « enthousiastes » anabaptistes, euchites, traversés par l’affect de l’imprésentable, possédés par Dieu comme ancêtres des kamikazes). Le point-charnière de l’essai fait l’objet du chapitre 17, intitulé « Réaliser Dieu », bâti sur l’axiome de la disparition du réel partagé avec Žižek. « C’était dans le cadre de cette disparition [du réel] qu’il fallait tenter de comprendre les attentats-suicides qui avaient mis à bas le World Trade Center : ceux-ci étaient une tentative désespérée d’en conjurer une forme particulière – de faire advenir du réel là où ce dernier ne se donnait que comme question. » Dans le sillage de Žižek, Laurent de Sutter fait de la destruction des vies et de la sienne le moyen qu’élit le kamikaze afin de chercher un Dieu absent, introuvable, censé se révéler dans le carnage des chairs, dans son sacrifice. 

S’opposant à Michel Surya, qui voit dans le capitalisme et le djihadisme deux nihilismes mus par une pulsion de mort (voir NQL n° 1150), Laurent de Sutter conteste l’interprétation des attentats-suicides en termes de nihilisme. On pourra objecter que le kamikaze est bien un chevalier de la mort, un homme qui veut périr, comme disait Nietzsche (lequel voyait dans le nihilisme une haine de la vie), un possédé comme dans le roman éponyme de Dostoïevski et que, en outre, les proto-kamikazes anarchistes révolutionnaires russes revendiquaient précisément le titre de nihilistes. Le Dostoïevski des Possédés, des Frères Karamazov, de Crime et châtiment, mais aussi Les Caves du Vatican de Gide à travers « l’acte gratuit », offrent de précieuses pistes d’intelligibilité pour les acteurs kamikazes (« souffle divin » en japonais). 

La force de l’essai réside dans l’audace et la pertinence des liaisons qu’il établit entre des phénomènes disjoints dans le temps et l’espace (le sublime, les exaltés et autres « enthousiastes »…), qui font du kamikaze la figure, le personnage conceptuel (au sens de Deleuze) du guerrier du réel. Dans un monde englouti sous la ronde des simulacres, il pousserait au paroxysme d’une destruction irréductible la « passion du réel » que Badiou a érigée en signature du XXe siècle. Cette figure, qui n’est cependant jamais décontextualisée, jamais simplement épurée, ne consonne-t-elle pas avec la conscience malheureuse de Hegel, en quête désespérée d’un réel à étreindre ? Le deuil d’un réel impossible, le kamikaze n’est pas le seul à en faire l’épreuve. Tétanisé par le vertige de l’horreur, le spectateur serait aussi en quête d’un réel à éprouver dès lors que ledit réel fuit dans un ballet d’images, dans la fiction de la réalité. 

Cet essai serré et percutant se clôt sur la période post-attentats en France, sur les dangers des mesures prises par le gouvernement français après janvier et novembre 2015 (le gouvernement belge adoptera semblable virage ultra-sécuritaire). De concert avec un démantèlement des liens, des acquis sociaux, des libertés fondamentales, ces mesures menacent une démocratie qu’elles tendent à déliter, imposant une société de contrôle et de surveillance généralisée, une police des modes de vie et de penser dont cet essai déjoue par avance le quadrillage par sa liberté de construire des questions.

  

Signalons la parution récente de deux ouvrages dirigés par Laurent de Sutter dans la collection « Perspectives critiques » qu’il dirige aux Puf, Vies et morts des superhéros et Accélération !, premier ouvrage en français sur le mouvement accélérationniste, comprenant le « Manifeste pour une politique accélérationniste » de Nick Srnicek et Alex Williams.

Véronique Bergen